Expert dans l’art de la communication autant que dans celui de la disruption, habitué à susciter la polémique autant qu’à inspirer la sympathie, Michel-Édouard Leclerc, charismatique patron des centres E. Leclerc qu’il dirige d’une main de fer et d’un sourire de velours depuis près de quinze ans, agace les uns et fascine les autres. Tour à tour pourfendeur de monopoles et "missionnaire au service de l’utilité sociale", Robin des bois et star de l’audimat, l’enfant de Landerneau devenu numéro un français de la grande distrib assume et avance. Déterminé à tracer sa route et à "bâtir ses royaumes", indifférent aux attaques et aguerri aux critiques, il n’avoue qu’une crainte: celle de l’autosatisfaction et de "l’engourdissement" qui va avec. Rencontre avec un patron atypique, aussi populaire que politique. Aussi rêveur que bâtisseur.

Entre psychose des transports en commun pour cause de coronavirus et giboulées de saison, ça roule mal ce jour-là dans Paris. Tellement mal qu’on arrive en retard quai Marcel Boyer où, après des mois d’attente, on a enfin décroché un rendez-vous avec Michel-Édouard Leclerc. Formidable...

Heureusement, l’enfant terrible de la grande distribution est encore plus en retard que nous. Invitée à patienter dans son immense bureau, on en profite pour se mettre dans l’ambiance: une planche de Tintin au pays des Soviets, un vélo blanc à pois rouges, cinq ou six maquettes de navires dont certaines datent du XVIIIe siècle beaucoup de livres, des bouteilles qu’on devine de grands crus et, un peu partout, des produits Repère, la marque de l’enseigne Leclerc qu’il dirige depuis près de quinze ans... Toutes les facettes de cette personnalité qui fascine et agace semblent rassemblées ici, dans ces quelque 50 m2 avec vue sur Seine: l’ancrage en terre bretonne, la passion de la BD, celle de la voile et du tour de France, le bon vivant et le patron militant, engagé depuis toujours dans le développement de l’enseigne créée il y a près de soixante-dix ans par son père, Édouard Leclerc, et dans ce credo de défense du pouvoir d’achat qui, ajouté à son franc-parler et son abord facile, aura fait de lui l’un des patrons préférés des Français.

Ne pas s’y fier toutefois. Le communicant surdoué et l’entrepreneur de talent est aussi un roué politique et un commercial hors pair, passé expert, au fil des années, dans l’art de torpiller les monopoles et de disrupter les univers. Ceux de la grande distribution comme ceux de ses concurrents.

Le phénomène

Il est tout cela à la fois Michel-Édouard Leclerc mais aussi et d’abord l’enfant du pays: à Landerneau, la petite ville bretonne de 18000 habitants – "en bord de mer à marée haute" – où il a grandi, tout le monde le connaît. Lui, raconte qu’il y a tout appris. La voile comme le commerce; l’esprit d’aventure – celui des courses en catamaran, des côtes d’Irlande au cap Horn, de Baltimore à la Nouvelle Écosse... – comme le sens des affaires et, plus précieux encore, celui du contact et de la communication auprès d’un père qui, au sortir de la guerre, a une idée:  inventer une forme de distribution moderne qui permettrait de réduire les prix en supprimant les intermédiaires.

Dès le début des années 1950, les jalons sont posés: des livraisons en camionnette, un premier magasin dans la cuisine familiale et deux ans plus tard le hangar succède à la cuisine. Il ne désemplit pas. C’est l’époque du sol en goudron, des rayonnages en bois et des articles en vrac vendus 40 % moins cher parce qu’achetés directement chez le producteur. C’est aussi celle des premiers émules lorsque, rapidement, d’autres commerçants se rallient à Édouard Leclerc pour, sous son nom, acheter groupés et revendre moins cher.

À la fin des années 1950, on compte une quarantaine de centres E. Leclerc dans le Finistère. D’autres ouvertures suivent : à Grenoble, à Annecy et enfin en région parisienne. Le concept est en place et, déjà, il dérange. "C’était des magasins de petite taille mais qui suscitaient tellement d’intérêt chez le client et de colère chez la concurrence que les médias y ont vu un phénomène." Au début des années 1960, une émission leur est consacrée, puis une couverture de Paris-Match. Cette fois, le mouvement Leclerc est lancé, il ne va plus s’arrêter.

Encaisser les coups

Pas même lorsque Carrefour organise la riposte et crée l’hyper ou lorsque, au début des années 1990, apparaissent les premiers acteurs du hard discount. Pour leur faire face, Leclerc développe sa marque Repère peaufine son image et, surtout, s’invite sur des marchés jusqu’alors jugés intouchables, créant des espaces culturels, développant une offre de parapharmacie, de voyagiste, de bijouterie... jusqu’à devenir, l’an dernier, le premier distributeur français avec un chiffre d’affaires de 48 milliards d’euros.

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L'an dernier, E.Leclerc est devenu le premier distributeur français avec un chiffre d'affaires de 48 milliards d'euros.

Aux manettes depuis la mort de son père, en 2006, Michel-Édouard Leclerc s’en amuse. "On a doublé tout le monde, lance-t-il, goguenard. Notre prochain challenge, c’est la révolution digitale. C’est Amazon!" Un défi à la mesure de celui qui, il le reconnaît, n’a pas pour habitude de se mettre des limites et qui, dès l’enfance, apprend à encaisser les coups lorsque, les affaires familiales décollant, ses sœurs et lui en payent le prix. "À l’école, nos copains étaient enfants de commerçants, ils nous ont mis à l’écart à la demande de leurs parents, se souvient-il. Ça a été très violent mais je savais me construire d’autres univers : avec la voile, les scouts marins, la pêche aux coquillages, la lecture aussi..."

"À l’école, nos copains étaient enfants de commerçants, ils nous ont mis à l’écart à la demande de leurs parents"

De cette enfance passée au contact de la nature et des autres, auprès d’un père qui le fascine par son caractère "fantasque et créatif; trop pudique pour manifester son affection mais très présent" et d’une mère qu’il admire "pour sa capacité à l’équilibrer", Michel-Édouard Leclerc garde un souvenir de liberté et de bonheur. De chaleur aussi durant ses dix premières années qu’il passe "dans les pattes des salariés de [mes] parents." Cette seconde famille auprès de qui il apprend l’espagnol et le métier. "Mes sœurs et moi on débarrassait les camions, on rangeait, empaquetait... on rendait la monnaie, on pesait les produits. C’était une ambiance joviale et chargée d’affect, raconte-t-il. Je n’imaginais pas faire ce métier mais j’y baignais." Et bientôt, il allait y venir.

Le goût de l’action

Lui qui, après les années de brassage culturel et d’ouverture sur le monde passées en pension auprès des Jésuites de Viry-Châtillon, se rêve un temps prof, puis journaliste – ce qu’il sera tour à tour, d’abord comme pigiste à Libé et au Nouvel Obs, puis comme chargé de TD à la fac – et même missionnaire "pour le côté militant", va être rattrapé par le goût du terrain hérité de son père. Du terrain et de ce qui permet de s’y imposer: cette somme de savoirs qui, eux, ne se théorisent pas.

"Mon père m'a appris l'action, ses joies, ses nécessités et ses contraintes"

"Mon père m’a appris l’action, résume-t-il ; ses joies, ses nécessités, ses contraintes..." et cette expertise engrangée allait bientôt lui donner envie d’autre chose. Lui qui, à son doctorat de sciences éco vient d’ajouter des cours de sciences politiques, qui apprend la philo auprès de Michel Serres, milite au PSU (le Parti socialiste unifié) et soutient Michel Rocard à la Mutualité; lui qui, "avide de tout connaître pour tout transformer", se passionne pour la modernité sous toutes ses formes – du folk américain aux ballets de Béjart en passant par les films de Costa-Gavras... –, va être rattrapé par ce goût de l’action un temps mis de côté; poussé à s’y reconnecter par des salariés de l’enseigne. "Ils me disaient “c’est bien ce que tu préconises, mais tu n’es pas dans l’action”, se souvient-il. J’ai alors compris que l’important était d’agir pour impulser un changement. Parce que le monde évoluait et qu’il ne fallait pas se cramponner à un modèle mais tracer sa route."

Ce qu’il va faire en rejoignant l’entreprise familiale, d’abord comme intérim, pendant trois années durant lesquelles, apprenant à acheter et se familiarisant avec le produit, il touche à tout et se fait les dents, et puis comme conseiller technique sur le carburant. Un poste qui, rapidement, va lui donner l’occasion de se faire un prénom. Mieux : de se doter d’une marque de fabrique.

Modus operandi

"On m’avait demandé de créer une société pour sortir de la dépendance aux compagnies pétrolières. Je m’y suis attelé, et, en 1981, j’ai obtenu une licence de l’État pour acheter en direct." Un coup de force qui, en permettant au groupement de casser les prix, lui vaut un premier procès, assorti d’une couverture médiatique dont Michel-Édouard Leclerc apprend vite à tirer profit, inaugurant avec cette affaire le modus operandi avec lequel, désormais, il va méthodiquement s’employer à torpiller les monopoles, s’érigeant, au passage, en champion de la lutte pour le pouvoir d’achat auprès des consommateurs, et en bête noire des autres acteurs du marché.

"Il faut dans tous les secteurs des grandes voix qui se font entendre dans l'intérêt de la collectivité"

De cette méthode désormais éprouvée, il maîtrise chaque étape: "D’abord, l’attaque juridique pour ouvrir la brèche, ensuite la communication pour populariser la cause, puis la transformation du combat en offre commerciale pour en faire profiter le consommateur." Imparable. En 1985, le groupement gagne son procès et obtient de l’État la libération du prix des carburants. Pour l’enseigne, la victoire est immense. Pour celui qui l’a portée et qui, bientôt, va devenir coprésident du groupe aux côtés de son père, elle va tout changer, le transformant, dans les mois qui suivent, en personnalité publique et chacun de ses combats en coups de com de haute volée.

"À partir de cette date, les Français me connaissent, admet-il. Mon goût des mots et de la communication joue beaucoup. Dès lors j’accepte toutes les invitations des grandes émissions, j’enchaîne les plateaux télé..." Dechavanne, Ruquier, Anne Sinclair, Alain Duhamel... Il va tous les faire, se construisant, au fil de ses apparitions, un personnage de trublion de la grande distribution. Tour à tour cabotin et militant – comme lorsqu’il plaide pour le droit de vendre des préservatifs ailleurs qu’en pharmacie... – impertinent et engagé, il peaufine son style; prend des coups et s’habitue à les parer. Puis à les rendre. Allant jusqu’à se mettre au judo pour travailler sa mise en condition. Déterminé "à gagner".

Missionnaire

"J’ai appris à maîtriser mon émotion, à utiliser l’agressivité éventuelle de l’adversaire pour retourner l’argument", raconte-t-il, évoquant un exercice chargé d’une telle tension qu’il en devient presque physique: "Il y a un ton à trouver, un message à maîtriser, une violence qu’il faut apprendre à gérer..." Pourtant, Michel-Édouard Leclerc ne se considère pas "naturellement communicant". "Mais je me sens missionnaire d’un projet et j’ai appris à trouver les mots qui vont convaincre. Ceux qui vont emporter l’adhésion du public."

Sa mission, il en est convaincu, "c’est l’utilité sociale". "Dans une société qui bouge très vite, bousculée dans ses repères par la mondialisation, dans laquelle l’ascenseur social est en panne, il faut, dans tous les secteurs, des grandes voix qui se font entendre dans l’intérêt de la collectivité", estime-t-il.

Pour l’ancien élève des Jésuites, l’ambition a du sens. Et elle n’est pas incompatible avec celle du grand patron. "Bien sûr je veux gagner de l’argent, mais je ne veux pas que ça", reconnaît celui qui, pragmatique, sait que l’argument de l’utilité sociale, aussi sincère soit-il, nourrit sa notoriété et, à travers elle, celle de sa marque. Et sur ce plan comme sur les autres, Michel-Édouard Leclerc ne verse pas dans la fausse modestie.

Plaire et rêver...

Pour ses 300 000 abonnés LinkedIn comme pour les 19 millions de clients que comptent ses magasins, il assume. "Je n’ai pas la grosse tête. Mais dans une société qui privilégie le spectacle aux idées, c’est important d’être visible dans les médias, argumente-t-il. Je suis le chef d’entreprise qui compte le plus Facebook, cela fait dix ans que mon nom est cité parmi les patrons les plus populaires, j’incarne une marque..." Alors les attaques, il ne s’en étonne plus et y voit même un élément clé de son personnage public. "Le jour où je n’énerverai plus, je m’en inquièterai", lance-t-il, goguenard.

"Je n'ai pas la grosse tête, mais dans une société qui privilégie le spectacle aux idées, c'est important d'etre visible"

On le dit impertinent et provocateur ? Là aussi, il assume mais nuance. "Ce n’est pas que je me sois assagi mais, aujourd’hui, nous sommes leader de la distribution française, or lorsqu’on est le roi, on ne peut plus faire le Robin des bois, tempère-t-il. On est en responsabilité; c’est plus compliqué".

Alors, exit le trublion des gondoles? Pas tout à fait, qu’on se rassure. "Bien sûr le succès génère une exigence nouvelle mais je suis toujours dans mes rêves, affirme Michel-Édouard Leclerc. D’ailleurs, il n’avoue qu’une seule crainte: celle de l’autosatisfaction et, avec elle, "de la rente et de l’engourdissement". D’où cette ambition sans cesse renouvelée de "rester un aventurier". De continuer à rêver d’un ailleurs – "d’une inaccessible étoile ou de nouveaux royaumes à bâtir" – et, pour ce séducteur né, de continuer à plaire. "Parce que plaire, rappelle-t-il, c’est embarquer. C’est donner envie." Et l’envie, voilà bien longtemps qu’il en a fait sa marque de fabrique. Celle qui lui permet de passer outre les interdits et, en mer comme dans le business, de tracer sa route.

Caroline Castets

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