Depuis plus d’un an, le capital-investissement affiche la résilience de son modèle. Si certains secteurs n’ont plus le vent en poupe – sans doute trop exposés à la crise –, d’autres ont les faveurs des investisseurs. Au nombre de ceux-ci, le secteur de la santé s’avère l’un des plus dynamiques bénéficiant de la conjoncture mais pas seulement.

Décideurs. Aujourd’hui le secteur de la santé est très attractif pour le capital-investissement. Quelles raisons expliquent cet engouement ?

Arnaud Petit. Nous constatons aujourd’hui un véritable engouement pour le secteur de la santé. Une tendance qui est flagrante avec la crise sanitaire mais qui tient également à des raisons plus structurelles telles que le vieillissement de la population, la prévalence des maladies de longue durée, ou encore l’attention portée au bien-être et à la santé. En France tout particulièrement, vient s’ajouter, depuis désormais plusieurs années, une forte tendance de la sphère publique à réaliser des mouvements d’outsourcing auprès des établissements privés dans le but d’alléger la charge sociale de la maladie.

Les fonds d’investissements ont un véritable rôle de moteur. Ils permettent de moderniser, d’optimiser et d’industrialiser le secteur médical. Je suis convaincu, par exemple, que la crise sanitaire aurait été moins bien gérée par les laboratoires d’analyse médicale car le marché était encore atomisé et « artisanal ». Sa consolidation est survenue sous l’impulsion des investisseurs financiers et ce, malgré un cadre réglementaire français contraint.

Nicola Di Giovanni. Si les acteurs du monde de l’investissement ont pu intégrer ce secteur, cela est aussi dû à l’évolution des Ordres des différents métiers de la santé. Ils ont fait preuve de davantage de souplesse au fil du temps et permis d’ouvrir la porte à une vision plus industrielle, entrepreneuriale de la santé. De plus en plus d’opportunités ont ainsi pu se créer avec le soutien actif du capital-investissement. C’est notamment le cas pour les laboratoires d’analyses de biologie médicale, cliniques, maisons de retraite, les dentistes, radiologues… Les investisseurs ont pour leur part su prendre en compte et s’adapter rapidement à un environnement réglementaire souvent complexe, pouvant paraître initialement rédhibitoire avec de fortes barrières à l’entrée. Ce travail leur permet ainsi de prendre quelques longueurs d’avance sur une concurrence qui ne maîtriserait pas aussi bien les sous-jacents et ces aspects techniques. Enfin, on notera la résilience du domaine de la santé dans un monde sous pandémie qui a joué un rôle majeur dans l’attractivité du secteur ces derniers mois.

Benoît Poulain. Souvenons-nous qu’il y a encore une dizaine d’années le marché était extrêmement atomisé, avec des cliniques privées très majoritairement détenues par un médecin ou un groupe de médecins. Le modèle a rapidement montré ses limites dans un contexte de politique tarifaire défavorable alors que dans le même temps la concurrence accrue entre les acteurs et l’inflation technologique – équipements, robotiques – imposée par les exigences de la médecine moderne pesaient de plus en plus sur les opérateurs de santé.

Il y a donc eu un phénomène d’émergence de petits groupes qui se sont agrégés pour dégager des marges de manœuvre en termes d’efficience opérationnelle – synergies achat, mutualisations – ou de coopérations médicales territoriales. Dans ce contexte, le private equity a trouvé toute sa place en apportant les moyens et l’agilité propice à l’émergence de concentrations et à une montée en puissance des groupes d’hospitalisation privée. L’attrait du private equity pour le secteur a été amplifié plus récemment après la crise sanitaire que nous connaissons qui a mis en avant son rôle stratégique et les atouts de son mode de financement.

Mayeul Caron. La santé est un secteur d’excellence en France. La médecine française possède une véritable sphère d’influence jusqu’aux continents voisins, en Afrique ou en Asie du Sud-Est notamment. La réussite d’une société en France, spécifiquement dans ce domaine, est presque une assurance de réussite à l’international.

"Dans ce contexte, le private equity a trouvé toute sa place en apportant les moyens et l’agilité propice à l’émergence de concentrations" Benoît Poulain

Comment expliquer, avec un tel rayonnement français, que certains groupes aillent aujourd’hui chercher des financements à l’étranger, notamment outre-Atlantique ?

N. D. G. Les investissements réalisés en capital-développement en 2020 ont augmenté de 10 % dans un environnement, certes très dynamique mais un peu baissier globalement. L’activité de l’investissement en France est l’une des plus actives d’Europe. Cependant nous avons un manque d’acteurs sur l’entrée de marché. À titre d’exemple, LBO France, qui déploie des tickets de cinq à vingt millions d’euros, dans des start-up ou des sociétés en croissance, en fait partie mais le manque d’acteurs crée un trou dans la chaîne d’investissement et contraint les sociétés à chercher ailleurs des financements. Le marché français est dynamique et verra certainement l’émergence d’acteurs nouveaux.

Valery Huot. Tout d’abord, le secteur de la santé représente environ 10 à 15 % du PIB des pays développés, une part importante qui devrait rester stable dans les années à venir. Le second point à noter, c’est qu’il y a eu beaucoup de progrès médicaux depuis vingt ans mais que, à ce jour, ce secteur reste l’un des moins digitalisés et les médecins travaillent souvent de la même manière qu’il y a dix ou quinze ans. C’est en train de changer mais il s’agit d’habitudes générationnelles qui ont perduré. Enfin, la troisième remarque, et c’est sans doute la raison majeure de cette fuite, c’est que nous avons des systèmes de santé différents dans tous les pays de l’Union européenne. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’Europe de la santé. Sans un modèle uni, il est très difficile de scaler et on peut trouver des logiques expansionnistes européennes en Allemagne ou en Angleterre par exemple mais il reste beaucoup de domaines dans lesquels il est très difficile de réaliser ce développement. Chaque État de l’Union finance son système de santé et il est impossible de comparer un pays aussi grand que les États-Unis avec un seul de nos pays.

Concernant la concentration de fonds, la France en possède un bon nombre sur les bio et medtech en venture capital. Nous avons même l’écosystème le plus important d’Europe avec le Royaume-Uni. Cependant, pour l’aspect digital en plein développement, c’est un secteur nouveau dans lequel il y a effectivement peu d’acteurs comme nous.

Comment expliquer ce retard du monde de la santé dans la digitalisation et quel rôle le capital-investissement joue-t-il dans son développement ?

B. P. Il y a effectivement un retard, qui a néanmoins tendance à se résorber, du secteur de la santé sur les sujets liés à la digitalisation ou plus généralement à l’e-santé. Ce phénomène est sans doute imputable à un décalage qui a pu exister entre les apports que permettent la digitalisation, notamment en termes d’optimisation du parcours et de l’expérience patient et la perception du corps médical. Cette situation est en train d’évoluer très favorablement en raison de l’arrivée et de la montée en puissance d’une nouvelle génération de praticiens complètement au fait des enjeux et désormais moteur pour accompagner, au sein des établissements, la transition digitale.

N. D. G. C’est d’ailleurs là une difficulté pour le private equity. Il est plus naturel d’imposer des changements dans une opération avec un industriel ou des sociétés de services. Ces derniers, à l’inverse des médecins qui engagent leur diplôme, peuvent traiter un sous-jacent médical sans être praticien. Pour les investisseurs dans le secteur de la santé, l’empathie, la compréhension du secteur et de ce qui anime ses acteurs sont des éléments essentiels.

B.P. Tous les actionnaires du secteur sont effectivement convaincus qu’il est nécessaire de développer les coopérations médicales territoriales et favoriser la diversification pour in fine améliorer la qualité de l’offre de soins et répondre aux enjeux d’intégration de la médecine moderne. L’enjeu réside parfois surtout dans la nécessité de sécuriser l’adhésion de l’ensemble de la communauté médicale et paramédicale car, contrairement au monde de l’industrie, il est impossible de décréter des mesures par le haut où l’indépendance du praticien est une composante essentielle du secteur.

M. C. Le private equity a apporté les moyens financiers bien sûr mais surtout un précieux appui dans la prise de décision des entreprises de ce secteur. Il permet pour la plupart des décisions une rapidité inédite pour les professionnels de santé habitués aux échelons, parfois lents et complexes, de validation interne. Le monde de l’investissement est pragmatique. Confronté à l’inertie du secteur médical, il conjugue le meilleur des deux univers : la dynamique des fonds et le temps dans lequel se forge néanmoins l’excellence de l’expertise médicale française.

"Pour les investisseurs dans le secteur de la santé, l’empathie, la compréhension du secteur et de ce qui anime ses acteurs sont des éléments essentiels" Nicola Di Giovanni 

On constate aujourd’hui un grand décalage entre le secteur privé et public de la santé sous l’impulsion du private equity. Comment expliquer un tel différentiel ?

N. D. G. Nous avons deux modèles parallèles et on constate que le capital-investissement a apporté une stabilité et même permis une croissance aux acteurs du privé en leur donnant les moyens nécessaires à ce développement, jusqu’à son internationalisation. À titre d’exemple, Colisée est une très bonne illustration de la réunion entre le savoir-faire français et les exigences du private equity qui ont permis de créer des champions français.

Quelles sont les limites rencontrées par le private equity dans le secteur de la santé ?

N. D. G. Les limites existent et restent souvent les mêmes. Les praticiens doivent être en contrôle dans la majorité des cas et pas uniquement pour des questions ordinales. Les médecins engagent leur diplôme et sont au contact de l’humain, ils doivent donc être entièrement indépendants vis-à-vis du capital. Le défi reste de distinguer le droit politique de la structure de celui du capital en permettant d’octroyer ce dernier à celui qui prend le risque financier tout en laissant le pouvoir de décision à celui qui engage son diplôme.

On note une tendance à l’assouplissement de ces règles dans certains pays européens mais le phénomène reste présent. Les Ordres commencent à être convaincus et des groupes se sont constitués sans qu’il en ait résulté des abus dans ces entreprises où des fonds sont entrés au capital. L’équilibre a été maintenu entre le monde de la santé et celui du capitalisme avec, en conséquence, une amélioration du service mais sans abus ni scandale. La qualité de la médecine a toujours primé.

M. C. La pandémie a aussi mis en lumière le paradoxe entre notre volonté d’avoir un vaccin au plus vite tout en exigeant un risque minimal pour la santé des vaccinés notamment les effets secondaires. Se focaliser sur le risque zéro freine le développement du secteur. Cependant le pragmatisme du capital-investissement lui permet de trouver le bon équilibre entre la contrainte réglementaire et le risque de l’innovation.

A. P. Aujourd’hui beaucoup de segments du secteur de la santé sont très réglementés. C’est le cas des pharmacies d’officine par rapport à nos voisins européens. Le capital d’une pharmacie doit être détenu à 100 % par des pharmaciens. Cette contrainte réglementaire rend une consolidation presque impossible. L’Italie a fait tomber ce verrou il y a deux ans et, depuis, la consolidation s’est accélérée.

N. D. G. En matière de pharmacie, plusieurs opérations ont cependant permis de démontrer qu’il était possible de mettre en place des montages. Il est par contre urgent d’apporter davantage de souplesse pour éviter la disparition de nombreuses officines.

A. P. En effet ! Et l’autorité de la concurrence a par ailleurs rendu un « papier blanc » en ce sens avec des recommandations et notamment un appel à ouvrir le capital de ces pharmacies aux fonds qui ont été capables de mener la structuration et le développement d’autres secteurs tout aussi sensibles.

"le pragmatisme du capital-investissement lui permet de trouver le bon équilibre entre la contrainte réglementaire et le risque de l’innovation" Mayeul Caron

Si la santé reste globalement une valeur refuge, existe-t-il des secteurs spécifiques à éviter ?

M. C. les activités liées aux consommables médicaux ont explosé pendant la pandémie. Le private equity a plutôt réussi à faire la part des choses et a évité le feu de paille !

V. H. Il existe aussi des domaines que nous regardons moins. Celui de la thérapie génique par exemple, fortement porté par d’autres pays européens, n’est pas un secteur dans lequel nous examinons beaucoup de dossiers. Il y en a également certains, intéressants mais très sensibles comme celui des données de santé.

A. P. Les laboratoires pharmaceutiques peuvent également présenter des risques, d’une part avec la possibilité de perdre les brevets mais aussi du fait de la concurrence d’autres solutions thérapeutiques plus efficaces. Ce sont toujours des points d’attention forts dans le cadre d’opérations de rachat.

B. P. Nous ne nous interdisons jamais rien, et étudions systématiquement toute opportunité attractive que cela soit dans notre cœur de métier, la médecine chirurgie obstétrique, ou dans des activités connexes – radiologie, radiothérapie, dialyse, SSR… – qui présentent un potentiel de coopération médicale et d’amélioration avérée de l’offre de soins. Nous sommes néanmoins conscients des risques liés notamment à la mutation profonde d’un secteur clairement identifié comme stratégique, et où la répartition des rôles entre acteurs privés de santé, cabinet de ville ou encore hôpital public évolue. Nous regardons donc tous les sujets qui se présentent de manière engagée, à l’image de l’ADN entrepreneurial qui caractérise celui d’ELSAN, mais avec tempérance sans céder aux phénomènes de mode ou encore aux sirènes de la surenchère en termes de valorisation, auxquels certains ont pu céder.

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