La structuration des groupes doit tenir compte des nouvelles règles fiscales anti-abus adoptées au cours des dernières années permettant à l’administration fiscale de renforcer ses contrôles et du risque pénal qui peut en résulter pour les dirigeants. Diverses stratégies de structuration que l’on rencontre fréquemment en pratique viennent illustrer les conséquences potentielles de ces nouvelles dispositions et permettent de dégager les recommandations qui s’imposent pour les entreprises. Bruno Lunghi, associé, et Sébastien Delenclos, senior counsel, tous deux experts en fiscalité au sein du cabinet De Gaulle Fleurance, reviennent sur ces évolutions et livrent leurs recommandations.

 La structuration des groupes et l’adaptation des structures sont cruciales pour les entreprises. Cependant, l’administration fiscale surveille de près ces décisions pour prévenir la fraude et l’évasion fiscale. Au fil des années, de nouvelles règles anti-abus ont été introduites pour renforcer les contrôles et dissuader les pratiques fiscales douteuses. Voici un résumé de ces règles :

  • Art. 119 ter du CGI : cette clause anti-abus concerne l’exonération de retenue à la source sur les dividendes distribués, avec l’introduction de la notion de "montage authentique" et d’objectif principal, applicable depuis le 1er janvier 2016 ;
  • Art. 210-0 A du CGI : clause anti-abus relative au régime de faveur des fusions, vise les opérations ayant comme objectif principal ou comme l’un de leurs objectifs principaux la fraude ou l’évasion fiscale, réalisées à compter du 1er janvier 2018 ;
  • Art. 205 A du CGI : clause anti-abus générale relative à l’impôt sur les sociétés, applicable pour la détermination de cet impôt au titre des exercices ouverts à compter du 1er janvier 2019, y compris les conséquences fiscales d’opérations réalisées avant cette date ;
  • Art. L64 A du LPF ou "petit abus de droit" : vise les opérations dont l’un des objectifs principaux est d’éluder ou atténuer les charges fiscales (hors impôt sur les sociétés) et réalisées à compter du 1er janvier 2020.

L’administration a par ailleurs perdu sa prérogative pour engager les poursuites pénales ("verrou de Bercy "). Celle-ci est tenue d’informer automatiquement le parquet sous certaines conditions1 à compter du 28 octobre 2018. Ces règles et leurs implications pour les dirigeants doivent être prises en compte lors des réorganisations et structurations.

L’enjeu ici consiste à démontrer que l’opération d’apport-cession comporte des avantages autres que fiscaux prépondérants

Illustration des dispositifs dans la pratique

1. L’opération d’apport-cession d’une activité à une société destinée à être cédée présente de multiples bénéfices pour le cédant et pour l’acquéreur avec notamment le paiement de droits de 0,1 % sur le prix des actions par rapport aux droits de 5 % sur la cession de fonds de commerce (prix éventuellement majoré des passifs transférés).

La question de l’abus de droit (Art. L64) a été posée pour les droits d’enregistrement mais il était admis que les apports-cessions ne pouvaient pas être considérés comme ayant un objectif exclusivement fiscal dès lors qu’ils avaient des effets multiples effets facilitant la cession d’activités. On peut s’interroger sur l’effet du dispositif de l’article L64 A avec l’introduction de la notion d’objectif principal fiscal. L’administration dans ses commentaires propose une approche quantitative pour apprécier le motif principal. L’enjeu ici consiste à démontrer que l’opération d’apport-cession comporte des avantages autres que fiscaux prépondérants ce qui semble être l’approche retenue dans la plupart des cas. L’apport d’une activité dans une structure dédiée en vue d’une cession future alors que l’acquéreur n’est pas encore identifié ne devrait pas être, à notre sens, critiquable.

Les apports-cessions permettent également au cédant de bénéficier du régime des plus-values long terme (taux d’impôt effectif de 3 %) lorsque les titres cédés sont des titres de participation détenus depuis au moins deux ans. Dans une telle situation, une société disposant de deux activités distinctes dont l’une doit être conservée et l’autre cédée, la solution peut consister à transférer l’activité à conserver à une société nouvelle sous le régime de faveur puis à distribuer les titres de cette nouvelle société aux associés de l’apporteuse. Les titres de la société apporteuse (qui conserve l’activité à céder) détenus depuis plus de deux ans peuvent ensuite être cédés avec le bénéfice du régime des plus-values long terme. Il conviendra de s’assurer que ces opérations ne sont pas considérées comme des montages motivés exclusivement ou principalement par des raisons fiscales (au regard de l’abus de droit ou des dispositifs des articles 205 A et 210-0 A).

l’administration ne remet pas en cause le séquencement des opérations considérant que cela relève de la liberté de gestion

À ce jour, l’administration ne remet pas en cause le séquencement des opérations considérant que cela relève de la liberté de gestion et que chaque opération réalisée a une réalité juridique et économique. Un résultat similaire peut être obtenu via une scission juridique d’une société afin de séparer différentes activités dans des sociétés nouvelles. Il est en effet prévu que le délai de détention des titres des sociétés nouvelles issues de la scission est celui des titres de la société scindée2. Notons que la réglementation sur les scissions a été complétée d’un dispositif de scission partielle depuis le 1er juillet 2023, lequel permet de séparer une activité d’une société dans une société nouvelle dont les titres sont directement attribués aux associés de la société scindée. Ce dispositif n’a pas encore été commenté mais par cohérence la durée de détention des titres de la société nouvelle devrait s’aligner avec celle de la scission totale.

2. Le financement des distributions et le refinancement des actifs soulèvent également des questions.

La distribution de réserves en l’absence de liquidités suffisantes peut être financée par le recours à la dette. La réalité de ce financement doit être validée. Il ne doit pas être un simple jeu d’écritures comptables3 ou un financement consenti par l’actionnaire ("aller-retour"), lesquels tomberaient inévitablement sous le coup des règles anti-abus. La société concernée devra être en mesure de se prévaloir de motifs autres que fiscaux justifiant le versement de réserves ainsi que de sa liberté de se financer4 sous réserve que l’endettement ne mette pas en péril la situation financière de la société (risque d’acte anormal de gestion).

3. La distribution de dividendes occupe une part majeure des dispositifs anti-abus.

Alors que le régime d’exonération des dividendes au sein de structures franco-françaises est épargné par le juge de l’impôt5, la situation est différente en présence de sociétés étrangères qui font l’objet de remises en cause du régime mère-fille ou de l’exonération de retenue à la source. L’exonération de dividendes versés par une filiale étrangère dépourvue de substance a été traditionnellement contestée sur le terrain de l’abus de droit (art. L64). L’introduction de la clause générale (art. 205 A) pourrait faciliter cette contestation, y compris pour des structures mises en place avant le 1er janvier 2019. S’agissant de dividendes "sortants", ceux-ci peuvent être visés par la clause anti-abus (art. 119 ter), ce qui suppose la démonstration d’un avantage fiscal principal, lequel réside implicitement par un montage artificiel, dépourvu de réalité économique.

Les juges apprécient la notion de bénéficiaire effectif plus strictement en retenant comme indices, les structures dépourvues de moyens humains et matériels

Depuis les " arrêts danois" de 20196, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a pour la première fois exclu le bénéfice des exonérations de retenue à la source prévu par la directive mère-fille en l’absence d’abus de droit si le récipiendaire n’est pas le bénéficiaire effectif. L’administration fiscale suivie par les juridictions administratives a fait du bénéficiaire effectif une condition autonome pour le bénéfice de l’exonération de retenue à la source en droit communautaire7 et pour les avantages conventionnels8. Les juges apprécient la notion de bénéficiaire effectif plus strictement en retenant comme indices, les structures dépourvues de moyens humains et matériels permettant la réalisation de leur objet, le défaut de disposer en pratique d’un pouvoir sur le revenu ainsi que la proximité temporelle entre la perception du revenu et sa redistribution9. Le Conseil d’État a néanmoins admis la possibilité d’appliquer la convention fiscale conclue entre la France et l’État du bénéficiaire effectif, même quand celui- ci n’est pas le récipiendaire direct du revenu10.

Seule la notion de "substance" a donné lieu à une première tentative de définition commune avec la directive ATAD 3 visant à lutter contre les sociétés écran publiée en décembre 2021. La directive tente de définir les critères de substance minimale. À défaut de remplir ces conditions, la société se verrait refuser le statut de résident fiscal avec une imposition en direct des associés européens. La directive fait toujours l’objet de discussions et son entrée en vigueur est reportée sine die (initialement prévue au 1er janvier 2024). L’appréciation des critères portant sur une période de deux ans précédant son entrée en vigueur, la substance des sociétés holdings devra faire l’objet d’une attention particulière.

Des situations décrites précédemment qui ne prétendent en aucun cas à l’exhaustivité, les recommandations suivantes s’imposent :
  • l’anticipation est un élément clé qui permet de réduire significativement les risques de discussion avec l’administration ;
  • le suivi des structures existantes est également un gage de sécurité qui sera renforcé dès l’adoption d’ATAD 3 ; 
  • l’administration est un partenaire qu’il faut solliciter préalablement lorsque les situations l’exigent via une demande de rescrit.

1 Rappel d’impôt supérieur à 100 000 € et (i) application de la pénalité de 80 % ou 100 % ou (ii) application de la pénalité de 40 % lorsqu’une autre pénalité a été appliquée au cours
d’un précédent contrôle dans les six dernières années
2 Art. 39 duodecies du CGI
3 Conseil d’État, 3 décembre 2019, n° 406617, SAS Manpower et "fiche n° 2 " émise par la DGFiP en avril 2015
4 CE, 20 décembre 1963, n° 52308
5 CE, 19 mai 2021, n° 433201, Sté Douaisienne de transports
6 CJUE, 26 février 2019, C-116/16 et C-117/16
7 Eqiom et Enka, CE 5 juin 2020
8 Avis CE 31 mars 2009, n° 382545
9 CAA Versailles Alphatrad n° 19VE00090 du 27 mai 2021 et CAA Paris, Foncière Vélizy Rose n° 21PA05986 du 7 décembre 2022
10 JP Planet et JP Performing Rights Society CAA de Versailles, 1re chambre, 15/11/2022, 21VE00440.

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