Le Conseil d’État réserve parfois des surprises. Malgré la fin du monopole d’EDF, la plus haute juridiction administrative a décidé que les tarifs réglementés de vente de l’électricité devaient être maintenus. Constitutive d’une violation du droit européen, cette position est assise sur la notion de « bien de première nécessité ».

L’électricité est un bien de consommation pas comme les autres. Son prix peut être fixé par le gouvernement, peu importe l’ouverture à la concurrence du marché ou le droit européen. Une position protectionniste dans l’intérêt des consommateurs disent certains, totalement intenable pour assurer une bonne concurrence entre les acteurs du secteur selon les autres. Ces derniers arguant le fait que le pain est lui aussi un bien de première nécessité et que toutes les boulangeries de France ne vendent pas leur baguette au même prix.

Un affrontement récurrent

Depuis le 1er juillet 2007 et l’ouverture à la concurrence du marché de l’électricité et du gaz (par transposition des directives européennes), les tensions persistent entre le fournisseur d’énergie historique, EDF, qui tente de conserver sa clientèle, et les nouveaux acteurs (Direct Energie, Eni, Engie, etc.) qui essayent de se tailler une place dans l’Hexagone. Pour ces derniers, l’État favoriserait EDF. C’est la raison pour laquelle Engie a demandé l’annulation de la décision conjointe du ministre de la Transition écologique et solidaire et de celui de l’Économie du 27 juillet 2017 fixant les tarifs réglementés de vente (« TRV » dans le jargon) de l’électricité. De concert avec l’Association nationale des opérateurs détaillants en énergie (Anode), l’ex-GDF-SUEZ fondé en 2008 a demandé au Conseil d’État de qualifier les TRV contraires à la directive européenne du 13 juillet 20091.

Pour l’électricité, si les hausses de prix sont atténuées, il n’y a aucun intérêt à isoler sa maison. Cette décision est donc contraire à l’objectif de transition écologique du gouvernement 

Par une décision en date du 18 mai 2018, l’institution publique a validé le principe de la réglementation des tarifs de vente. Autrement dit, EDF peut continuer d’offrir à ses clients des prix fixes. Un point accessoire pour le consommateur peu vigilant sur le détail de sa facture, mais fondamental dans l’organisation de la concurrence du marché. Selon les tenants de la liberté de la concurrence, le Conseil d’État méconnaît les principes fondamentaux du droit européen et des marchés. Pour les défenseurs d’un ordre juridique garanti par le droit administratif, cette décision va dans le sens de la protection du consommateur. Les deux parties s’opposent avec conviction et acharnement.

TRV, intérêt général et stabilité des prix

Dans le détail, la décision du Conseil d’État explique que la réglementation française laissant entre les mains du gouvernement la fixation des tarifs réglementés de l’électricité est effectivement « une entrave à la réalisation d’un marché concurrentiel ». Pourtant, les magistrats de la section du contentieux considèrent que cette entrave est justifiée par un « objectif d’intérêt général » : puisque l’électricité est « un bien de première nécessité », il est opportun de garantir « un prix plus stable que ceux du marché ». Le Conseil d’État rappelle qu’il en est de même au niveau de l’Union européenne où « ce seul objectif de stabilité suffit à justifier une entrave à la concurrence. » Pour Henri Savoie, l’avocat associé du cabinet Darrois qui accompagne EDF sur ce dossier, cette décision est bien sûr satisfaisante, notamment parce qu’elle est tempérée par deux réserves. Première réserve : « Cette décision ne s’applique pas de manière identique aux consommateurs domestiques [environ 26,5 millions de ménages français] et non domestiques [3,3 millions de professionnels] explique l’avocat. Prenons l’exemple d’une boutique Orange, dont la consommation est inférieure à 36 ­kilovoltampères (le seuil de référence). Si on facturait les boutiques Orange aux TRV, Orange n’aurait pas pu négocier le prix du kilovoltampère pour l’ensemble des enseignes de la marque. » Selon Henri Savoie, le Conseil d’État a eu raison de limiter les TRV aux particuliers au lieu d’assimiler, comme l’avait fait le gouvernement, tous les consommateurs qui ont souscrit à une puissance inférieure à 36 kilovoltampères. Seconde réserve : l’obligation d’une révision périodique. « Le Conseil d’État ne précise pas la périodicité de cette révision mais cela pourrait être en 2025 par exemple, puisque c’est la date de la revue des tarifs du nucléaire », poursuit le spécialiste du droit public. Surtout, pour l’ancien membre de la haute juridiction administrative, cette décision ne va pas permettre à EDF de pratiquer les tarifs les plus bas, contrairement à ce que ses concurrents peuvent affirmer. « Lorsqu’un opérateur propose un prix supérieur au tarif réglementé de vente, c’est souvent qu’il y a un service commercial supplémentaire. Les TRV n’assurent que la stabilité des prix, pas leur faible niveau. »

 

Par ailleurs, deux décisions de la Cour de justice de l’Union européenne ont déjà autorisé les dérogations à la libre concurrence pour un motif d’intérêt général, si elles ne sont pas disproportionnées et si elles n’entraînent pas de discrimination sur le marché. Problème : aucune des juridictions n’a défini ces restrictions. Tout est décidé au cas par cas.

« Une décision contraire à l’objectif de transition écologique »

Pour un observateur averti qui souhaite garder l’anonymat, cette décision est une aberration. Ce spécialiste du droit économique ne masque pas sa colère, qu’il garde froide. « Le Conseil d’État méconnaît le droit européen et espère cacher la poussière sous le tapis, réagit-il. Il est grave qu’un arrêt d’assemblée soit aussi faux. Je suis stupéfait, il n’y a pas un argument qui ne soit pas erroné en droit. » Il cite l’exemple de la stabilité des prix. En aucun cas elle n’est garantie par les TRV puisque les tarifs sont construits par un empilement des coûts2. « Il aurait été plus simple de supprimer l’ouverture du marché, lance l’avocat sur un ton provocateur. C’est comme si l’on imposait une information homogène dans les médias. Cela ne garantit pas sa justesse. Pour l’électricité, si les hausses de prix sont atténuées, il n’y a aucun intérêt à isoler sa maison. Cette décision est donc contraire à l’objectif de transition écologique du gouvernement », poursuit-il.

De la même manière, ce spécialiste s’interroge sur l’opportunité de restreindre cette décision : « Si l’objectif est la stabilité des prix, pour quelle raison exclure les petits professionnels [comme l’a fait le Conseil d’État] ? » Certainement un argument pour la rapporteur – dont la mission est d’aider les conseillers à trancher par la remise d’un avis sur le dossier –, Émilie Bokdam-Tognetti, qui avait conclu dans le sens de l’irrégularité des TRV. Une position que le Conseil d’État n’a pas suivie.

Mauvais timing

Engie et l’Anode s’étaient dès lors trouvés confortés dans leur démarche de contestation de la décision du gouvernement. Et ce d’autant plus que le moment était choisi puisque Engie, qui a d’abord agi sur le marché du gaz, avait obtenu gain de cause avec la fin des TRV. Un changement qui augurait le meilleur, à un détail près : le Conseil d’État opposait déjà, dans sa décision du 19 juillet 2017, le gaz à l’électricité, seule cette dernière pouvant être qualifiée de « bien de première nécessité ». L’audiencement de ce dossier aurait même été accéléré pour conserver les mêmes conseillers dans la composition de la Haute Cour, dont la position se devinait déjà dans leur décision sur le gaz. Le nouveau vice-président de l’institution aurait quant à lui certainement pesé dans la balance s’il avait siégé dans ce dossier. Bruno Lasserre s’était en effet prononcé au cours de son mandat de président de l’Autorité de la concurrence en faveur de la fin des TRV de l’électricité. Quelques semaines de plus dans le traitement de ce contentieux auraient suffi pour que le nouveau patron du Conseil d’État siège dans le dossier, de quoi faire plier la balance en faveur d’Engie. Mauvais timing pour le fournisseur alternatif, à qui il reste encore le recours à la Cour de justice de l’Union européenne pour tenter de faire condamner la France face à cette violation manifeste du droit européen.

Pascale D'Amore

Notes :
1 Cette directive concerne des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité et du gaz naturel, règles qui s’appliquent à toute l’Union européenne.
 
2 Cf. article L. 337-6 : « Les Tarifs Réglementés de Vente d’électricité sont établis par addition du prix d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique, du coût du complément d’approvisionnement au prix de marché, de la garantie de capacité, des coûts d’acheminement de l’électricité et des coûts de commercialisation ainsi que d’une rémunération normale de l’activité de fourniture. »

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