Décarboner les secteurs polluants de l’économie requiert une utilisation massive des énergies renouvelables comme le solaire et l’éolien. Toutefois, étant donné la nature intermittente de ces énergies, le déphasage entre la production d’énergie et les besoins énergétiques risque de devenir monnaie courante. Pour éviter cela, il devient alors essentiel de mettre en place un couplage sectoriel. Explication d’un terme à la mode.

L’enjeu du couplage sectoriel est résumé par Clean Energy Wire, un site journalistique allemand spécialisé dans la transition énergétique : "Remplacer les énergies fossiles par de l’électricité issue de sources renouvelables, par exemple, remplacer une chaudière à gaz par une chaudière électrique". En revanche, pour que le bilan carbone de cette chaudière électrique soit positif, l’électricité doit être produite impérativement par une source d’énergie décarbonée ; et c’est là que le bât blesse. En effet, finie la compensation habituelle de l’intermittence de l’éolien et du solaire. Jusque-là, pour transformer ce système producteur d’énergie, certes décarboné mais intermittent, en un système pilotable, les opérateurs avaient recours à des centrales thermiques très polluantes (charbon, gaz, fuel) dans les périodes de creux. L’objectif est donc de faciliter les échanges entre les secteurs énergivores et les systèmes de production d’énergie verte, afin d’éviter autant que possible les périodes de désynchronisation entre production et consommation, et donc l’utilisation d’énergies fossiles pour compléter sur ces périodes l’offre insuffisante d’électricité, produite par des sources renouvelables.

La complexité de la définition

La première difficulté concernant le couplage sectoriel est la multitude de définitions qui lui sont attribuées. En effet, les acteurs du secteur électrique voient le phénomène comme une électrification massive de toutes les parcelles de l’économie, parmi lesquelles la mobilité et l’industrie. Définition différente pour le secteur gazier qui voit dans le couplage sectoriel une opportunité de fournir du gaz à faible teneur en carbone aux sphères de l’économie difficilement électrifiables, tout en proposant une alternative de stockage de l’électricité. Enfin, pour le secteur du bâtiment, la mécanique de couplage se traduit par le déploiement de réseaux de chaleurs urbains et d’énergies renouvelables (EnR) dans les agglomérations. "Le couplage sectoriel est l’un de ces mots à la mode aux nombreuses définitions", résume Augustijn van Haasteren, directeur général de la Commission européenne au département de l’énergie.

Si les points de discorde sur les définitions sont nombreux, il n’en demeure pas des objectifs communs. Quels que soient leurs secteurs de provenance, les différents acteurs semblent s’accorder sur le fait que l’alignement des secteurs est avant tout une affaire d’optimisation de la production et de l’utilisation d’énergies, de réduction de coûts des investissements et d’augmentation de la part d’EnR dans les mix énergétiques. La Commission européenne, très intéressée par le phénomène, a développé sa propre terminologie "où le couplage sectoriel concerne en réalité l'interconnexion entre le gaz et l'électricité, c'est-à-dire le power-to-gas et le gas-to-power. Et l'intégration du secteur consiste à examiner ensemble l'énergie, les transports et les réseaux de chaleur", selon Lisa Fischer, membre du groupe de réflexion climatique E3G.

"L’électrification de toutes les ramifications de l’appareil productif ne fait pas grand sens"

Électrifier ou ne pas électrifier, telle est la question

"Le couplage sectoriel n’est pas seulement une question d’électrification", soutient Costas Stamatis, membre de la direction de l’énergie de la Commission européenne : "Le plus important, c’est la manière dont les secteurs peuvent interagir entre eux". Il s’agit de minimiser les pertes d’efficacité et d’optimiser le stockage et la distribution de l’énergie. Lorsqu’en été, la production d’électricité provenant d’EnR excède la demande, il est possible de l’utiliser pour produire de l’hydrogène par électrolyse de l’eau, qui pourra à son tour être transformé en gaz naturel par méthanisation, et servira ainsi de "système de stockage", tout en pouvant être réinjecté dans d’autres secteurs couplés, comme celui du bâtiment, où il pourra être utilisé pour produire de la chaleur. De fait, d’après Christoph Reichmann, directeur de Frontier Economics, l’électrification de toutes les ramifications de l’appareil productif ne fait pas grand sens, tant cette solution est loin d’être rentable par rapport à d’autres et est compliquée à mettre concrètement en place.

L’idée est de tirer avantage des différents états des sources d’énergies : les gaz et liquides ont une densité énergétique élevée et peuvent être stockés dans des cavités géologiques en très grandes quantités. Il ajoute que le transport de l’énergie sous forme de liquide et de gaz est largement plus efficace qu’un transport classique d’électricité. Ainsi, un gazoduc pourra convoyer plus de dix fois la quantité d’énergie transitant ordinairement dans un système électrique à très haut voltage. Le stockage de cette énergie excédentaire, sous forme d’électricité dans des batteries, nécessiterait, de plus, de très grands espaces, de nombreux composants (terres rares, matières premières en tout genre), et se ferait à un coût exorbitant. Pour le directeur de Frontier Economics, le non-sens d’une électrification partout et pour tout se manifeste également au niveau infrastructurel, étant donné que les installations de transport et de stockage du gaz existent déjà, ce qui constitue un argument économique de choix.

Quid des objectifs environnementaux ?

L’électrification massive et généralisée ne semble donc pas être une solution viable, mais alors comment atteindre les objectifs climatiques ? Pas avec du gaz et du fioul en tout cas. Christoph Reichmann évoque le biogaz et le biofioul, combinés ou non avec du gaz et du fioul classiques, mais nuance rapidement, appuyant sur leur faible potentiel. Le développement des pièges à CO2 pourrait permettre de capturer le gaz carbonique, qui est un rejet intempestif de la combustion gazière. Plus récemment, l’hydrogène a également été envisagé comme solution de stockage d’électricité provenant d’EnR.

Ainsi, des projets comme le European Hydrogen Backbone (EHB) s’inscrivent dans la stratégie de la Commission européenne pour la mise en route d’un couplage sectoriel significatif, le plus rapidement possible. Cette électricité verte peut être utilisée dans le processus d’électrolyse permettant de produire de l’hydrogène, lui aussi qualifié de "vert". L’inconvénient ? Si l’électrolyse est nettement moins polluante que les autres méthodes de production d’hydrogène, comme le reformage et la gazéification, elle est aussi bien moins efficace, tout en restant très énergivore. Une dynamique de remplacement progressif du gaz naturel par l’hydrogène est donc envisageable, et potentiellement un maillon essentiel du couplage sectoriel. Toutefois, quelle que soit la solution de stockage ou de conversion utilisée, des pertes d’énergies sont à prévoir.

"En 2019, seul 2,9 % du parc automobile français était électrique"

Multi-usage, multi-problème

Le principe même du couplage sectoriel est de s’appliquer à plusieurs secteurs. Cependant, la décarbonation est plus ou moins aisée, en fonction de l’activité concernée : production de chaleur, transport, logistique… les situations et évolutions divergent. Le secteur du transport est de loin celui posant le plus problème dans l’application concrète d’un alignement. Un premier chiffre en donne instantanément la couleur : en 2019, seul 2,9 % du parc automobile français était électrique, selon l’assureur AMV. Autant dire que la mobilité individuelle fonctionne quasiment intégralement à partir de produits pétroliers, et est dans son état actuel une mauvaise candidate à l’interconnexion entre les filières.

En effet, la centrale virtuelle au service de la transition énergétique Next considère que la mobilité se heurte à un obstacle bien particulier et qui lui est propre : le besoin d’un approvisionnement en combustible transportable. Si immédiatement viennent en tête les véhicules électriques et, pourquoi pas, à hydrogène, des améliorations sont attendues concernant l’autonomie, le coût et l’impact environnemental des batteries, et la sécurité ainsi que les modalités de stockage pour les moteurs à hydrogène. Il existe donc des solutions pour raccorder dans le futur la mobilité individuelle aux autres secteurs, et ainsi la faire participer au lissage de la consommation énergétique. Néanmoins, la tâche se complique encore pour les moyens de transport lourds, comme les porte-conteneurs, les vols long-courriers, les poids lourds, difficilement électrifiables.

Du côté de la production de chaleur, c’est une autre histoire. Centrales Next certifie que du point de vue du bâtiment, une partie des inconvénients inhérents à la mobilité sont gommés car "la chaleur est produite de manière stationnaire dans les bâtiments et ne dépend pas d’un approvisionnement en combustible transportable". De fait, des technologies efficaces sont, selon la centrale virtuelle, déjà opérationnelles, comme la cogénération ou production combinée de chaleur et d’électricité (CHP). Cette cogénération tente de tirer avantage des déperditions d’énergie sous forme de chaleur, générées par la combustion de matière, les frottements, les réactions chimiques, à destination de la production d’électricité. Par conséquent, "la création d’une utilisation intelligente de cette chaleur est à la base du principe et du succès des unités de production combinée de chaleur et d’électricité (CHP), qui font partie du noyau stratégique des concepts de couplage sectoriel lorsqu’elles sont exploitées avec de l’hydrogène, du biométhane ou des granulés de bois produits de manière renouvelable", explique Next.

Le couplage sectoriel, à quoi bon ?

La meilleure distribution des flux d’énergie, et entre autres de l’électricité, devrait éviter nombre de situations inconfortables. Les épisodes de prix négatifs de l’électricité sont un bon exemple, illustrant une mauvaise coordination des différentes sources productrices d’électricité. Lorsque le vent souffle sur les éoliennes de la Baltique, la production d’énergie est alors très importante pendant quelques heures. Les centrales thermiques, relativement flexibles, tournent toujours puisqu’il apparaît que les arrêter pour quelques heures, avant de les redémarrer après l’épisode venteux, coûterait plus cher que de les laisser tourner, tout en payant des acteurs pour consommer ces électrons excédentaires. Cependant, la plupart du temps, des contrats de rachat à tarif fixe lient producteurs et distributeurs d’électricité. Les distributeurs sont également parfois contraints par leur engagement contractuel d’acheter toute l’électricité produite par un parc, et doivent ensuite trouver un moyen de revendre cette énergie, achetée à un prix fixé à l’avance, sur un marché de l’électricité saturé.

Sous-entendu par une efficacité énergétique améliorée, l’alignement des secteurs a également pour but de réduire considérablement les émissions anthropiques. La fondation allemande Heinrich Böll estime ainsi que "l’électrification de 80 % des véhicules à l’orée 2050 permettrait de réduire les émissions de 255 Mt supplémentaires". En développant des synergies intelligentes entre les secteurs, le couplage énergétique a dorénavant un potentiel d’accélérateur à l’avènement des sources d’énergie décarbonées. Le principal écueil à éviter étant la duplication inutile de certaines filières, causée par un alignement raté, et une mauvaise synchronisation. L’une des difficultés du projet se trouve donc dans le timing, le développement des différentes filières, les avancées technologiques et les investissements étant interdépendants, une planification efficace paraît être un prérequis indispensable au succès du projet.

Par Thomas Gutperle

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