Par Caroline de Mareuil-Villette et Claire Verschelde, conseils en propriété industrielle et mandataires européens. Icosa
Pouvoir commercialiser librement un produit est une question clé pour les entreprises innovantes. Si votre produit est réellement innovant, il peut intéresser vos concurrents. Identifier les brevets dominants et les principaux concurrents sur un segment technologie, pour pouvoir élaborer les bonnes stratégies de propriété intellectuelle, tels sont les enjeux de ce qu'on appelle la liberté d'exploitation.

«?La liberté d'exploitation?», en abrégé «?FTO?» pour Freedom to Operate, signifie la capacité à lancer sur le marché un produit ou un procédé sans porter atteinte aux droits de propriété intellectuelle de tiers. C’est un enjeu majeur pour les sociétés innovantes : «?Quand je lancerai mon nouveau produit, recevrai-je une assignation en contrefaçon ??».
Le nombre de brevets déposés chaque année augmentant en flèche, et la question de la liberté d’exploitation devient de plus en plus sensible. Pourtant, il semble que certains choisissent encore de ne pas considérer ces questions de propriété industrielle, à leurs risques et périls.

L’histoire mouvementée du sofosbuvir
Le sofosbuvir (Sovaldi®; ou GS-7977) est un médicament «?first in class?» contre le virus de l'hépatite C (VHC), approuvé par la FDA (US Food and Drug Administration) le 6?décembre 2013, et par l'EMEA (Agence européenne du médicament) le 27 janvier 2014. Ce produit est un réel espoir pour les patients atteints du virus de l’hépatite C, car c’est la première fois que des inhibiteurs de la polymérase du VHC sont développés avec succès. En plus, il permettra de traiter les patients par voie orale (comprimés) sans prise complémentaire d’interféron.
Propriété de la société Gilead Sciences, Inc., le sofosbuvir est protégé par de nombreux brevets jusqu'en 2025 au minimum (US 7,429,572), et probablement 2029. Le sofosbuvir est promis à un avenir de blockbuster, avec des ventes annuelles mondiales estimées à environ 5,3 milliards de dollars américains. De quoi attirer d’autres sociétés pharmaceutiques, peu enclines à attendre jusqu’en 2025. Le 2 décembre 2013, quatre jours avant l'approbation de la FDA, la société Idenix a déposé deux assignations aux États-Unis.
Dans une première assignation, Idenix, conjointement avec le Centre national français de la recherche scientifique (CNRS) et l'Université Montpellier 2, a allégué que le sofosbuvir entrait dans la portée de deux de leurs brevets américains, US 6,914,054 et US 7,608,597. Dans une deuxième assignation, Idenix allègue une contrefaçon de brevet et une interférence sur la base du brevet américain US 7,608,600. Un troisième contentieux, de nature administrative, est toujours en instance devant l'office des brevets américain (USPTO) entre Idenix et Gilead. Et d’autres litiges entre Idenix et Gilead impliquent des brevets connexes au Canada, en Norvège et en Australie ! Voilà qui est mouvementé, pour le moins. Mais il y a pire encore.
L'été dernier, la société Merck (Merck and Co. et Merck Sharp & Dohme), en collaboration avec Isis Pharmaceuticals, aurait demandé à Gilead de souscrire une licence de deux de leurs brevets américains, US 7,105,499 et US 8,481,712 en réclamant une redevance de 10?% sur les ventes nettes du sofosbuvir. Évidemment, Gilead n’a pas accepté, et a rapidement intenté une action en nullité et en non-contrefaçon de brevet. Et ce n'est pas fini. La société Roche s'est invitée dans le débat, affirmant qu'elle était également en droit de recevoir des redevances de licence sur le sofosbuvir, sur la base d'un partenariat avec Pharmasset, le premier développeur du sofosbuvir. Encore une fois, Gilead a exprimé son désaccord, en répondant que la collaboration entre Roche et Pharmasset avait pris fin avant que Gilead ait acheté Pharmasset, et que Roche n’avait aucun droit sur les ventes du sofosbuvir.
Fin de l'histoire. Début d'une féroce bataille de brevets, à suivre.

La liberté d’exploitation, un enjeu majeur
Ce type de situation se reproduit dans tous les domaines de l’innovation. Tout le monde a à l’esprit les tribulations entre Samsung et Apple. Dès lors que le produit attire des parts de marché, il est susceptible d’attirer des litiges. Aujourd’hui, la propriété intellectuelle est reconnue comme un atout et un enjeu majeur, et la liberté d’exploitation représente un défi pour toutes les entreprises qui développent des produits innovants. Il y va de la responsabilité des chefs d'entreprise que de faire leurs meilleurs efforts pour s’assurer de la liberté d’exploitation des produits de leur société.

Liberté d’exploitation et stratégie de propriété intellectuelle
Détenir un portefeuille de brevet ne confère pas de liberté d’exploitation. Si vous pensez que votre innovation a de la valeur, d’autres pensent probablement la même chose d’une innovation similaire et construisent leur portefeuille de brevets. En conséquence, d’autres peuvent avoir des brevets dominants sur votre innovation.
L’information est donc essentielle : le chef d’entreprise doit être parfaitement conscient de la présence de brevets dominants et prendre des décisions à cet égard. Son niveau de connaissance doit être aussi exhaustif que possible. Il doit, pour cela, s’entourer de conseils en propriété industrielle, qui effectuent des recherches dans des bases de données professionnelles et qui ont la compétence nécessaire pour identifier les brevets dominants, pour contrôler si ces brevets sont en vigueur, dans quels pays ils confèrent des droits, et pour analyser les revendications. Un brevet dominant est un brevet que votre produit contrefait.
Vous ne pouvez porter atteinte à un brevet que si ce brevet est en vigueur. Un brevet expire vingt ans après sa date de dépôt (sauf les brevets pharmaceutiques et phytopharmaceutiques, dont la durée peut s'étendre jusqu'à vingt-cinq ans). Des taxes de maintien en vigueur des brevets doivent être acquittées régulièrement. Cette information est vérifiée par le conseil en propriété industrielle.
Un brevet est un droit territorial. Un brevet américain s’applique à l'ensemble du territoire des États-Unis, mais ne s’applique pas en Europe. Les revendications d'une famille de brevets, qui délimitent la portée de la protection, peuvent différer d'un pays à l'autre. Vous pouvez être contrefacteur aux États-Unis, et ne pas l’être en Europe. L’étude de liberté d’exploitation donne toujours une dimension géographique aux risques encourus. Et les risques ne sont pas toujours les mêmes en Europe, aux États-Unis et dans les autres pays du monde.

Conclusion
La liberté d'exploitation consiste donc à prendre en compte les brevets détenus par des tiers, et à gérer le risque de contrefaçon en amont, bien avant qu’il n’affecte le modèle économique du produit. L’étude de liberté d’exploitation est ainsi un outil d’aide à la décision, aussi bien qu’un outil de gestion de risque. Il vaut mieux connaître les risques le plus tôt possible car «?ignorer le passé, c'est aussi raccourcir l'avenir?», disait Julien Green.

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