Cœur Défense : une affaire remarquable
Le 9 septembre 2009, le tribunal de commerce de Paris a arrêté le plan de sauvegarde de la société Heart of La Défense (Hold), propriétaire de la tour Coeur Défense, et de sa holding luxembourgeoise, Dame Luxembourg. Cette décision est particulièrement remarquable, non seulement parce qu’elle a pour trame de fond le sort de la plus grande tour de bureaux d'Europe et la faillite de la banque Lehman Brothers, mais aussi en raison des problématiques juridiques qu’elle soulève.
La tour Coeur Défense a été cédée en juillet 2007 à deux fonds immobiliers de Lehman Brothers et un de GE Real Estate pour un prix de 2,1 milliards d'euros. Cette acquisition a été financée à hauteur de 1,6 milliard d'euros par un prêt hypothécaire cédé au fonds commun de titrisation Windermere XII (FCT), lui-même refinancé à l'aide de l'émission d'obligations souscrites par des investisseurs institutionnels français et étrangers.
Le prêt, d'une durée de 5 à 7 ans, n’est remboursable qu’en une seule fois à la date de maturité. En effet, compte tenu de l’effet de levier, il est impossible d'amortir le montant de l'encours, les revenus locatifs ne permettant que de payer les intérêts et les charges de l'immeuble. Le remboursement du prêt requiert donc une solution de cession ou de refinancement, le succès de l’opération reposant sur l'augmentation de valeur de l’actif.
Afin de protéger les prêteurs de ce risque spéculatif, les conventions de crédit comportent une clause de déchéance du terme énumérant des cas de défaut qui, même en l’absence de faute de l’emprunteur, donnent au prêteur le droit de déclarer l’encours du crédit immédiatement exigible.
Si cette clause est le plus souvent utilisée comme une arme de dissuasion qui permet de renégocier l’économie du prêt, elle n’est généralement mise en oeuvre qu’en cas de défaut de paiement.
Dans le cas de Hold, c’est la faillite de Lehman Brothers, dont l’une des émanations garantissait le risque de taux d’intérêts, qui a provoqué un cas de défaut, le remplacement des contrats de couverture ne pouvant se faire qu'à un coût prohibitif compte tenu de la crise financière.
La société ne disposant d’aucune liquidité, l’exigibilité immédiate du prêt se serait traduite par la vente “à la casse” de l’actif à un prix insuffisant pour apurer la dette.
C’est dans ces conditions que le 3 novembre 2008, le tribunal de commerce de Paris a ouvert deux procédures de sauvegarde au bénéfice des sociétés Hold et Dame Luxembourg.
Le plan de sauvegarde imposé aux créanciers
Pendant la période d’observation, les parties se sont mises d'accord sur plusieurs principes : le remboursement du principal en juillet 2014, l'étalement des intérêts gelés, et le remboursement normal des intérêts pendant l’exécution du plan.
Pourtant, elles n'ont jamais réussi à finaliser un plan consensuel. Le rejet du plan par le FCT tient en grand partie de l’obligation de ce dernier de consulter lui-même les douze classes de créanciers obligataires aux intérêts divergents.
À défaut de consensus, le tribunal a donc imposé une solution proche de celle qui s'était dessinée lors des négociations.
Si certaines dispositions du plan sont critiquables d’un point de vue strictement juridique, elles sont indéniablement pragmatiques et permettent d’assurer l’apurement du passif selon les caractéristiques essentielles des prêts initiaux (à savoir son remboursement in fine), de rassurer les locataires en période de relocation et de renégociation des baux (les revenus locatifs permettant le paiement des intérêts et des dividendes du plan), et d’éviter la vente forcée de l’actif à un prix insuffisant pour rembourser en totalité les prêteurs.
Les principales problématiques juridiques soulevées
Ces procédures ont été l’occasion de mettre à l’épreuve certains principes juridiques :
(i) Les holdings de détention et la sauvegarde
La possibilité pour un holding de bénéficier de l’ouverture d’une procédure de sauvegarde a été contestée par voie de tierce opposition au motif que les sociétés Hold et Dame Luxembourg sont des véhicules sans réelle activité ni salariés, et dont l'objet est la simple détention d'un immeuble et la perception de loyers, la gestion locative et administrative tout comme la maintenance et la surveillance de l’immeuble ayant été entièrement sous-traitées.
Le 7 octobre dernier le Tribunal a rejeté ces arguments et confirmé un mouvement jurisprudentiel amorcé à la suite de la crise du marché immobilier des années 1990 et qui retrouve toute son importance en cette période de crise de liquidités.
Notons qu'à l'occasion de cette décision, le tribunal a appliqué la jurisprudence toute récente de la Cour de cassation dans l'affaire Eurotunnel1 en confirmant la recevabilité d'une tierce opposition formée par un créancier contre un jugement d'ouverture.
(ii) L’application de la sauvegarde dans une faillite internationale
Le tribunal de commerce de Paris s’est déclaré en outre compétent pour ouvrir une procédure de sauvegarde au profit de Dame Luxembourg, holding luxembourgeoise, en application des règles posées par le Règlement n° 1346/ 200022 qui pose comme critères de compétence territoriale le centre des intérêts principaux du débiteur, le COMI.
Nous ne nous attarderons pas sur les règles de détermination du COMI posées par la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés européennes3.
Nous noterons toutefois que pour justifier la compétence des juridictions françaises, les juges ont invoqué la perturbation qu’aurait engendré l’exercice par les créanciers du nantissement qu’ils possèdent sur les actions de Hold, non seulement sur la gestion locative d’un immeuble de 180.000 m², mais aussi de manière plus générale sur le micromarché immobilier de la Défense .
C’est donc pour faire barrage à l’exercice du nantissement sur les titres de Hold, et ainsi permettre à la sauvegarde de Hold de jouer ses pleins effets, que le tribunal a ouvert la sauvegarde de Dame Luxembourg.
On peut s’interroger d’ailleurs si cet opportunisme judiciaire a vocation à faire jurisprudence. Dans un dossier similaire, le même tribunal s’est récemment déclaré incompétent pour examiner la demande de sauvegarde d’une holding luxembourgeoise, considérant que si le siège de la société avait été établi au Luxembourg pour des raisons d'optimisation fiscale on ne pouvait pas ensuite, demander la protection des juridictions françaises au motif que le centre de ses intérêts principaux se situe en France.
(iii) La neutralisation de la cession Dailly par l’ouverture d’une procédure de sauvegarde ?
Le cas Coeur Défense illustre surtour l’épineuse question de l’articulation entre les procédures collectives et le mécanisme de la « cession Dailly ».
Lors de la mise en place du financement, les loyers à recevoir des locataires de Hold ont été cédés au FCT à titre de garantie.
La Cour de cassation a posé comme principes que la créance résultant d’un contrat de bail naît à la date de sa signature et non à la date de son exécution et que la créance cédée sortant du patrimoine du cédant, son paiement n’est pas affecté par l’ouverture de la procédure collective de celui-ci.
Cependant, par ordonnance du 17 novembre 20084, l’administrateur judiciaire a été autorisé à percevoir tous les loyers et à reverser à la société les sommes nécessaires pour les besoins du déroulement de la procédure. Au-delà de la remise en cause des principes mêmes posés par la plus haute juridiction, il convient de noter que sans cette décision, la société, privée de ses seuls revenus, n'aurait pas été en mesure de présenter de plan de sauvegarde et sa liquidation judiciaire aurait été inévitable.
La décision sur le fond du tribunal est intervenue le 19 octobre5, soit quelques semaines après l'homologation du plan de sauvegarde.
Soucieux du respect des principes élémentaires de sécurité juridique, le tribunal a ordonné le paiement des loyers directement entre les mains du FCT, en précisant toutefois que celui-ci devait restituer à la société les sommes nécessaires pour couvrir les dépenses liées à l'exploitation de l'immeuble. Cette décision soulève néanmoins plusieurs incertitudes tant sur les aspects pratiques de sa mise en œuvre que sur ses conséquences sur l'exécution du plan de sauvegarde.
Vers une notification systématique de l’accélération des prêts ?
Ainsi, si cette affaire à été l'occasion de mettre à rude épreuve l'efficacité des garanties consenties dans les opérations de financements d'actifs, le pragmatisme du tribunal aura permis la mise en place d'un plan de sauvegarde6. Reste à voir si ce plan arrivera à son terme, ce sur quoi les créanciers obligataires du FCT semblent avoir des intérêts divergents.
Si la négociation prévaut généralement dans ce type de dossier, on peut craindre qu’après cette affaire, les prêteurs n’aient tendance, à l’apparence du moindre cas de défaut, à notifier systématiquement l’accélération des prêts.