Reconnu pour son expertise sur le changement climatique, Jean-Marc Jancovici ne laisse pas indifférent, notamment à travers sa position pro-nucléaire. Avec nous, l'auteur de « Dormez tranquille jusqu'en 2100 » dresse son bilan de la COP 21 et fait l'annonce de grands bouleversements économiques à venir.

Décideurs. Quel est votre sentiment sur l'accord de Paris entériné lors de la COP 21 ?

Jean-Marc Jancovici. Ceux qui voient le verre à moitié plein salueront la convergence des discours et la dynamique internationale positive, alors que ceux qui le voient à moitié vide diront que les engagements nationaux conduisent à une hausse des émissions, incompatible avec la tenue de l’objectif des deux degrés contenu dans l’accord. Au surplus, les deux degrés et les cent milliards du fonds vert étaient déjà contenus dans l’accord de Copenhague. Les esprits chagrin remarqueront aussi qu’après Kyoto il n’y a pas eu de différence entre la décarbonation de l’économie américaine et celle de l’Europe : des deux côtés de l’Atlantique on était à 900 grammes de CO2 par dollar de PIB en 1970 et à 300 en 2014... Cependant, ce genre de grand-messe est essentiel pour faire exister le sujet. Si la COP 21 n'a pas séparé l'ombre de la lumière, ce fut un réel moment de communion et de dynamique, qui permet une mobilisation des acteurs ne dépendant pas de la sphère onusienne, mais qui ont la main sur ce qui se passe dans la vraie vie.

 

Décideurs. Qu'en est-il de la mobilisation du côté des entreprises ?

J-M. J. Il n’y a pas de position homogène des entreprises sur ce sujet. Ce qui est certain, c'est que l'accord de Paris a été à l'origine d'une attente et d'une dynamique là où Copenhague avait calmé les ardeurs des plus volontaires et suscité une déception chez beaucoup. La COP 21 a donné une réelle envie de mobilisation à certains grands groupes, bien que ceux-ci ne soient pas monolithiques et faits de diverses composantes ayant souvent des intérêts divergents voire antagonistes.

 

Décideurs. Selon vous, croissance du PIB et pollution sont corrélés et même indexés. Quels indicateurs économiques faudrait-il prendre en compte pour mesurer la « croissance verte » ?

J-M. J. Notre modèle de développement est basé sur la croissance du PIB, en feignant d’ignorer que rien ne peut croître de manière infinie. Dès lors, deux questions se posent : doit-on changer d'indicateur ou juste admettre que le PIB va irrémédiablement finir par décroître ? Si changement d'indicateur il y a, quel en est le cahier des charges ? Cependant, ce changement d'indicateur n'est que l'arbre qui cache la forêt, les flux de transformation ayant déjà commencé à baisser dans les pays de l'OCDE. Ce n'est pas nécessairement une catastrophe, il faut simplement se préparer à vivre dans un monde où ces flux se contractent. Dès lors, la vraie question serait plutôt « comment maintenir le bonheur avec des moyens qui vont aller en contraction ? » Les réponses sont à trouver au plus vite, les signes d'une récession et d'une crise financière à venir d'ici six mois à deux ans commençant à se faire sentir.

 

Décideurs. La chute du cours du pétrole, sans perspective de remontée, ne va-t-elle pas saper les efforts entrepris sur la voie du bas carbone ?

J-M. J. Au contraire, et c'est là le grand paradoxe de la question pétrolière : cette conjoncture annonce bel et bien une baisse des émissions de gaz à effet de serre. On se base souvent sur l'idée fausse que volume et prix du pétrole sont directement corrélés. Or, ceci n'est vrai qu'à très court terme. En revanche, à long terme, il n'y a au contraire aucune élasticité. Ces prix bas sont en train de causer une chute des investissements, qui entraînera dans son sillage une baisse de la production d’hydrocarbures, et donc à la fois une baisse de l’activité économique, qui en dépend, et des émissions.

 

Décideurs. Votre posture pro-nucléaire étonne souvent. Pouvez-vous nous éclairer là-dessus ?

J-M. J. Pour limiter le réchauffement climatique à deux degrés en 2100, il faut, c’est physique, que les émissions planétaires baissent dès demain et soient divisées par trois d'ici à 2050. Aujourd'hui, un cinquième des émissions planétaires provient des centrales à charbon. Leur puissance totalise 1800 gigawatts dans le monde, c'est à dire trente fois celle du parc nucléaire français. Croyez-vous qu'il soit possible de mettre toutes ces centrales à la ferraille simplement avec des éoliennes et des panneaux solaires, dont l'intensité capitalistique est de dix à quarante fois plus élevée ? Ces quatorze dernières années, le charbon a cru dix fois plus que l'éolien. Pour le solaire, ce facteur grimpe même à trente-cinq : on parle de bond des EnR (ndlr : énergies renouvelables), je parle de bond du charbon, qu’il faut absolument enrayer. Et le problème n’est pas pour 2100 : le changement climatique est déjà à l’œuvre au Proche-Orient et porte une part de responsabilité directe dans les déstabilisations géopolitiques que connaît la région. Les antinucléaires français ne comprennent pas que, dans le monde qui est le nôtre, ils sont en fait des adversaires de l'environnement et de la paix : l'enfer est en quelques sortes pavé de panneaux photovoltaïques.

 

Décideurs. Le « tout EnR » pour assurer la transition bas carbone, c'est donc une utopie ?

J-M. J. L'humanité a connu son essor industriel justement car on a abandonné le renouvelable pour le fossile. Même la baisse de coût des énergies renouvelables s'explique par le dopage au fossile de notre économie. Passer au « tout EnR », c'est diviser notre pouvoir d'achat par un facteur compris entre dix et vingt. On peut le souhaiter, mais il faut bien comprendre que c’est cela que l’on achète. Par ailleurs, la transition bas carbone est inexorable à terme car les énergies fossiles proviennent de stocks non renouvelables. Dans l’OCDE, Europe comprise, la décrue énergétique fossile a démarré en 2006 de manière subie, parce qu’il n’y a déjà plus assez de pétrole dans le monde pour qu’il en soit autrement. L'élément déclencheur de la crise des subprimes est en fait énergétique : comme toute notre production est assurée par des machines, moins d’énergie de manière subie c’est moins de PIB, et donc une crise financière derrière dans un monde surendetté. Cette situation préfigure celle qui attend le monde entier, il va donc falloir choisir entre gérer cette transition ou la subir. Si l'on choisit de subir, cela entraînera des récessions à répétition, auquel cas on finira probablement en dictature. Si l'on choisit de gérer cette transition bas carbone, la consommation ne sera certes pas plus importante, mais nous éviterons l'effondrement et continuerons à piloter notre destin.

 

Propos recueillis par Boris Beltran

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