Richard Bistrong a été poursuivi en 2007 pour avoir payé des pots-de-vin à des fonctionnaires étrangers. Après cinq ans de collaboration avec les autorités américaines et britanniques, il reste quatorze mois en prison avant d’être libéré en décembre 2013. Il voyage maintenant dans le monde entier pour partager son expérience et promouvoir la conformité anticorruption.

Décideurs. Quelles sont les tendances actuelles concernant la lutte contre la corruption et la compliance aux États-Unis ?

Richard Bistrong. De nombreux programmes de compliance sont élaborés par le service juridique des entreprises et ont pour objet de protéger l’entreprise du risque pénal.  Les entreprises veulent montrer aux autorités qu’elles ont un programme de compliance adéquat, ce qui en cas de poursuites éventuelles leur permettrait diminuer le montant de l’amende. Aujourd'hui, l’accent est davantage mis sur la conception d’un programme qui s’intègre pleinement dans la stratégie commerciale et qui recherche l’adhésion des salariés. Les employés réagissent différemment face à ce que l’entreprise attend d’eux. Aujourd’hui, les réflexions auxquelles je contribue par ailleurs, portent sur la façon de faire émerger une prise de conscience permettant aux employés de s’assurer que leur comportement et leurs décisions sont éthiques. La lutte contre la corruption n’est pas seulement un ensemble de règles juridiques mais une façon de lutter contre un fléau qui sape les fondements de la société, nuit aux droits de l’homme et freine le développement économique et social des pays. Par exemple, cela peut aboutir au fait que des armes tombent entre de mauvaises mains ou que des patients reçoivent des médicaments frelatés.  

Les chefs d’entreprise prennent-ils la corruption plus au sérieux maintenant qu’il y a dix ans ?

La compliance anticorruption est de la responsabilité des chefs d’entreprise et de tout manager en contact quotidien avec les commerciaux. Ils ont la responsabilité de faire passer des messages d’éthique et d’intégrité. Parfois, dans certaines parties du monde, ces objectifs sont en désaccord avec les habitudes ou pratiques locales. Il faut donc que les responsables des commerciaux insistent sur l’importance de la compliance, de l’éthique et de l’intégrité, de telle sorte que si les objectifs économiques et éthiques ne sont pas alignés, les salariés sachent qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils peuvent en parler avec leurs supérieurs. Autrefois, je percevais la réussite et la compliance comme un jeu d’équilibre. Je me demandais ce que voulait l’entreprise : respecter la conformité anticorruption ou atteindre les objectifs de ventes ? En travaillant dans certaines régions à haut risque et à faible intégrité, je me suis rendu compte que ces deux pratiques n’étaient pas compatibles. Hélas, à cette époque-là, je n’ai pas pu échanger sur ce dilemme et malheureusement pour moi, je n’ai pas fait le bon choix.

« On ne parle de « pots-de-vin » mais on dit « rendre quelqu’un heureux » ou encore « prendre soin de quelqu’un »

À quoi avez-vous pensé la première fois que vous avez commis un acte de corruption ?

Pour commencer, lorsque l’on évoque la corruption, on ne parle pas de « pots-de-vin », mais on dit : « régler un péage », « rendre quelqu’un heureux » ou « prendre soin de quelqu’un ». Je savais que si je ne le faisais pas, d’autres le feraient. Quand je rencontrais mes concurrents, nous échangions sur nos façons de faire. Mes motivations et mes objectifs étaient très clairs : ils étaient financiers et mesurables. Ainsi, lorsque j’ai été confronté à la corruption pour la première fois, je me suis dit que ce ne serait un problème que si je le signalais comme tel.

Avez-vous pensé que vous pouviez nuire à quelqu’un ?

Je suis une personne bien éduquée et j’étais certainement un « bon père de famille ». Lorsque je me livrais à la corruption, je ne pensais pas aux conséquences de mes actes sur la société. Je ne me suis pas demandé qui allait pâtir de la situation. Je tenais mes objectifs, mes quotas, mes prévisions. Dans de nombreuses régions du monde, les fonctionnaires touchent ce que nous pourrions appeler une « rente de situation » les aidant à joindre les deux bouts. J’étais aveugle, d’un point de vue éthique, aux conséquences de ma conduite. Je ne pensais pas à mon ancien employeur, au pays dans lequel je travaillais ou à ma famille. Pour moi, il s’agissait d’une situation avantageuse, et mes proches que je pensais aider étaient en fait ceux que je blessais le plus. 

Qu’est-ce qui vous a incité à violer le FCPA ?

Quand je me réveillais le matin, je ne me disais pas : « aujourd’hui, je vais violer la loi fédérale américaine ». Je pensais plutôt à mes objectifs commerciaux. Ce qui m’a donc incité à violer la loi, c’est la recherche du succès. Ce n’est cependant pas une excuse. Tricher était un choix et personne ne m’a forcé à verser des pots-de-vin mais comme d’autres le faisaient également, je ne me sentais pas seul.

« Les transactions liées à la corruption représenteraient quotidiennement 100 millions de dollars »

De nombreuses entreprises pratiquent la « tolérance zéro » face à la corruption…

Oui, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Les compagnies accusées d’avoir violé le droit international disent toutes pratiquer la tolérance zéro. L’entreprise pharmaceutique GSK en est un bon exemple. Suite à des problèmes en Chine et au Moyen-Orient, les dirigeants se sont rendu compte qu’ils devaient réviser leurs pratiques commerciales afin de faire progresser l’éthique et la compliance. Une réorganisation de leurs systèmes d’incitation et de rémunération a été mise en place. Leurs employés sont maintenant récompensés et encouragés en fonction de leur connaissance des produits, de la satisfaction de la clientèle et de la mise au point de bonnes solutions en matière de soins médicaux. Il ne s’agit donc pas uniquement d’un objectif financier, mais comme l’a déclaré le directeur de la conformité de Novartis, de veiller à ce que les personnes reçoivent le bon traitement, au bon endroit et au bon moment.

Qu’est-ce qui vous a amené à coopérer avec les autorités américaines et anglaises ?

Lorsque vous faites l’objet d’une enquête du ministère de la Justice des États-Unis, vous avez deux options, en gardant en tête que vous êtes présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Dans le premier cas, vous allez devant les tribunaux et le gouvernement doit prouver votre culpabilité. Dans le second, vous plaidez coupable, ce qui fut pour moi une grande émotion. Me faire prendre a été la meilleure chose qui me soit arrivée, car cela m’a conduit à réfléchir sur le sens de ma vie et de réaliser que je n’étais plus ce « bon père de famille » que je pensais être. J’ai eu envie de redevenir cette personne que j’étais mais j’ai tout de suite su que je devrais d’abord payer les conséquences de mes actes. Je savais aussi qu’en coopérant avec les autorités je pourrais peut-être diminuer le prix à payer. J’étais donc prêt à tout raconter pour purger le passé. Je n’avais cependant aucune garantie que cette coopération puisse réduire ma peine. Mais après ma condamnation, le juge m’a révélé que si je n’avais ni plaidé coupable ni coopéré avec les autorités, le verdict aurait été bien plus lourd : entre huit et onze ans de prison. Au lieu de cela, j’ai été condamné à dix-huit mois de prison, et j’ai été libéré au bout de quatorze mois pour bonne conduite.

« Les autorités n’ont parfois pas les moyens nécessaires pour combattre la corruption »

Comment a évolué la corruption depuis que vous avez été poursuivi ? 

Je pense que l’offre de corruption a diminué. Selon moi, c’est la conséquence d’un rejet croissant de la corruption de la part de l’opinion publique. Mais je ne suis pas sûr que la demande de pots-de-vin ait baissé. Au regard des estimations publiées par la Banque mondiale, les transactions liées à la corruption représenteraient quotidiennement 100 millions de dollars. Dans de nombreuses parties du monde comme l’Afrique, la corruption est toujours tolérée. Dans certaines autres, elle est considérée comme illégale mais les autorités n’ont pas toujours les moyens nécessaires pour la combattre. C’est pourquoi la demande est toujours bien présente. Cependant certains pays évoluent : le Brésil a par exemple récemment été confronté à un énorme scandale et maintenant, la population n’a plus ce sentiment d’impunité. On n’observe néanmoins pas de changement significatif en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie centrale. C’est pourquoi la prévention de la corruption reste un vrai challenge pour les entreprises qui se développent dans ces régions et qui veulent mener leurs affaires d’une manière éthique et durable.

Vous avez lancé votre propre blog en 2014. Pour quelles raisons ?

J’ai vu de nombreux de professionnels donner de très bons conseils sur les problématiques de corruption internationale, mais personne n’en parlait du point de vue des commerciaux. C’est la raison pour laquelle j’ai appelé mon site « Front-line Anti-Bribery » (l’anticorruption sur la ligne de front) pour aborder le sujet d’un point de vue opérationnel. Il porte sur ce qu’il se passe dans les négociations commerciales sur le terrain et il aborde ces questions de comportement et des relations quotidiennes avec les intermédiaires qui ne sont pas vraiment traitées dans les codes de conduites.

Quels sont les challenges d’aujourd’hui en matière de prévention de la corruption ?

Les challenges sont toujours les mêmes. Ils concernent la façon dont vous devez convaincre vos collaborateurs d’intégrer la prévention de la corruption dans les pratiques commerciales et comment vous pouvez dialoguer avec eux en toute confiance sur ces sujets. Les personnes cherchent constamment à justifier leur comportement qu’ils soient personnels ou professionnels. L’enjeu est de les conduire à discuter ensemble, au sein de leur équipe, pour faire en sorte que des justifications personnelles ne conduisent pas à des décisions qui pourraient être lourdes de conséquences. Cela permet de faire comprendre aux collaborateurs qu’ils peuvent échanger entre eux avant de prendre des décisions, parler avec leurs responsables et partager leurs difficultés.

Comment les responsables de la compliance peuvent-ils aider leurs entreprises ?

Plusieurs moyens existent. Dans un premier temps, il est nécessaire de faire prendre conscience aux salariés qu’il y a des victimes de la corruption. Ils ont besoin de comprendre que même en acceptant un « petit » pot-de-vin, ils participent à entretenir un écosystème criminel. Il faut qu’ils réalisent qu’en le faisant ils deviennent également des criminels. Il faut ensuite que les responsables de la conformité mettent en évidence la dimension éthique de la compliance et que celle-ci ne se limite pas à un ensemble de règles et procédures. Tout un chacun a envie de vivre dans un environnement éthique que ce soit d’un point de vue personnel ou professionnel. Comment y arriver ? Plus en parlant qu’en lisant un manuel de procédures ! Dans certaines parties du monde, la corruption fait partie de la réalité quotidienne, il faut donc faire en sorte que les collaborateurs connaissent ce risque, sachent comment y faire face et ce avant qu’ils n’y soient confrontés brutalement.

 

Propos recueillis par Margaux Savarit-Cornali

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