Présidente de Vigeo-Eiris et coauteur du rapport sur l’objet social de l’entreprise dont les quatorze propositions alimentent depuis mars dernier le projet de loi Pacte, Nicole Notat revient sur l’ambition première de ce rapport – repenser la place et le rôle de l’entreprise au sein de la société – et sur ses possibles débouchés en termes d’économie durable et de création de valeur partagée.

Décideurs. Quelle est la principale ambition de votre rapport ?

Nicole Notat. Pour commencer il ne met pas en cause le fait qu’une entreprise réalise des profits. C’est évidemment nécessaire pour rémunérer les actionnaires et pour investir en R&D, créer de la valeur et, au final, organiser la redistribution de cette valeur. En revanche, il insiste sur la nécessité pour l’entreprise de réaliser ce profit en ne se focalisant pas exclusivement sur l’intérêt de l’actionnaire, mais en s’intéressant à l’intégralité de son écosystème, aux enjeux sociaux et environnementaux... En clair, notre rapport préconise que l’entreprise identifie l’impact de ses décisions sur ses différentes parties prenantes. Faute de quoi, elle se met en risque : risque d’atteinte à l’image, de perte d’attractivité vis-à-vis des talents, des clients, mais aussi des investisseurs, etc. Alors que, en prenant en compte d’autres intérêts que celui de ses seuls actionnaires, elle s’ouvre à de nouvelles opportunités. 

La notion de « raison d’être » de l’entreprise est au cœur de votre rapport ; qu’entend-on exactement par là ?

La notion de « raison d’être » de l’entreprise éclaire les principes à partir desquels l’entreprise et son organe délibératif vont concevoir leur stratégie et leurs actions. Une boussole qui guide, oriente leurs comportements et leurs choix pour créer de la valeur. Encore une fois, nous ne remettons pas le profit en cause parce que la création de valeur à moyen et long terme passe par lui.

Les investisseurs constituent-ils un frein à cette vision ?

Si l’on observe les comportements des investisseurs sur les dix dernières années, on constate que les pratiques ne sont pas homogènes. Certains privilégient le moyen et long terme, d’autres restent focalisés sur le court terme. Mais une conscience se développe qui vise à promouvoir une croissance verte et durable. Beaucoup d’initiatives montrent qu’une dynamique s’est engagée, les recommandations formulées par l’Union européenne dans ce sens en atteste.

Comment favoriser l’émergence d’un capitalisme de long terme ?

L’article 173 de la loi sur la Transition écologique et énergétique, qui, pour la première fois, oblige les investisseurs à dire s’ils intègrent ou non les critères extra-financiers dans leurs choix d’investissements ? y contribue clairement puisque le simple fait de pousser les investisseurs à s’interroger constitue un véritable effet de levier sur les consciences et les pratiques. Concernant les entreprises, il ne s’agit pas pour nous de leur dire comment se comporter – ce serait de l’immixtion – mais simplement de leur demander de penser leur stratégie en considérant ses enjeux sociaux et environnementaux et d’en tirer les conséquences pratiques en termes de maîtrise de risques et d’ouverture d’opportunités. De leur côté, les investisseurs ont une préoccupation légitime du rendement et de la liquidité. C’est pourquoi il faut se garder de toute approche binaire qui consisterait à opposer systématiquement long terme et court terme, mais créer les incitations nécessaires pour que la vision la plus pérenne gagne du terrain.

Votre rapport s’attarde également sur les entreprises à mission, à quels critères doivent-elles obéir?

Les entreprises à mission sont celles qui dépassent l’opposition classique entre responsabilité vis-à-vis des actionnaires et responsabilité vis-à-vis des autres parties prenantes. En clair, il s’agit d’entreprises qui veulent faire du business mais qui s’y emploient au moyen de pratiques ne portant pas atteinte à l’intérêt général. C’est pourquoi inscrire sa raison d’être dans ses statuts est la première condition à remplir pour une entreprise à mission. Cette proposition de notre rapport est a priori reprise par le gouvernement. À cela s’ajoute la nécessité de se doter d’une gouvernance adaptée, capable de soutenir la démarche de l’entreprise et de garantir qu’elle tient ses promesses vis-à-vis des différentes parties prenantes. Enfin elle doit être labellisée.

Que va changer la loi Pacte sur ce plan ?

Le ministre a annoncé la reprise dans la loi de la création de l’entreprise à mission. Le fait que la raison d’être soit inscrite dans ses statuts apporte une garantie de continuité, ce qui est essentiel. Le gouvernement semble vouloir faire de la formulation d’une raison d’être pour toute entreprise commerciale une option plutôt qu’une obligation. L’intégration dans les statuts serait généralisée.

Qu’en est-il des indicateurs de performances extra-financiers ? Contribuent-ils aux évolutions évoquées ?

Depuis une dizaine d’années, et plus encore depuis quatre-cinq ans, l’analyse extra-financière connaît une demande en très forte hausse. Cela montre bien l’utilité d’acteurs capables de fournir des informations sur les facteurs de création de valeur durable. De leur côté, les émetteurs sont très attentifs à leur notation extra-financière ; quant aux investisseurs, ils sont de plus en plus nombreux à en avoir fait un des critères de choix ; preuve de leur valorisation croissante. Le levier des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance), s’il est porté par les institutions politiques et internationales, est de nature à faire évoluer les relations entre entreprises et apporteurs de capitaux.

Diriez-vous qu’il existe un retard de l’Europe sur ces questions ?

Il est clair que les Américains ont été les premiers à s’emparer du sujet des entreprises à mission – les B-Corp. Concernant l’investissement, en partie sous l’influence des Quakers, l’approche américaine a privilégié au nom de préférences morales ou religieuses des critères d’exclusion liés à la nature de l’activité des entreprises (jeux, pornographie, armes…). En Europe, ce n’est pas ce mode d’investissement socialement responsable qui a été privilégié, nous assistons à une diversité d’approches qui fait de l’Europe, certes avec des nuances, un continent avancé dans ce domaine.

Comment améliorer la représentation des salariés dans la création de valeur ?

Salariés et actionnaires sont deux parties constituantes à la création de valeur. Avec Jean-Dominique Senard, nous proposons la confirmation d’administrateurs salariés au conseil d’administration de l’entreprise. Ils y apportent leur singularité, leur connaissance en profondeur de l’entreprise et de ses modes de fonctionnement utiles à la réflexion stratégique. Sans compter qu’ils ont plus que quiconque la volonté d’assurer un  développement pérenne de l’entreprise. Nous avons formulé cette proposition pour toutes les entreprises commerciales en ajoutant qu’une SAS de plus de 5 000 salariés devrait se doter d’organes de délibération et d’administrateurs salariés.

Pour finir sur une question plus théorique : quelle est la raison d’être du capitalisme ?

Il existe  des pratiques du capitalisme et bien entendu des déviances quand la financiarisation de l’économie a connu des pics inquiétants. Selon moi, parler d’un seul et unique capitalisme ne rend pas compte de ses réalités diverses. Répondre à cette question implique de pointer l’hétérogénéité des pratiques autant que les abus de certaines d’entre elles. Cela appelle à une réflexion théorique de grande ampleur.

Propos recueillis par Caroline Castets

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