Saisie par le président de l’Office européen des brevets (OEB), la Grande Chambre de recours (GCR) a rendu sa décision, très attendue, sur une disposition récente excluant de la brevetabilité les plantes issues de procédés essentiellement biologiques, et dont l’application avait été un temps remise en question par l’une des Chambres de recours de l’OEB.

Dans la Convention sur le Brevet Européen (CBE), la brevetabilité des plantes est régie par l’article 53(b), qui dispose que les brevets européens ne peuvent pas être délivrés pour « les variétés végétales ou les races animales ainsi que les procédés ­essentiellement biologiques d'obtention de végétaux ou d'animaux, cette disposition ne ­s'appliquant pas aux procédés microbiologiques et aux produits obtenus par ces procédés ». La portée exacte de cette disposition est débattue dans le système européen des brevets depuis plus de dix ans.

La jurisprudence passée des Chambres de recours de l’OEB

La Grande Chambre de recours (GCR), qui est la juridiction suprême de l’OEB, avait tout d’abord jugé dans ses décisions G2/07 et G1/08 de 2010 que doivent être considérés comme « processus essentiellement biologiques » les processus faisant intervenir des étapes de croisement par voie sexuée et de sélection, et concernant l’obtention de végétaux au sens large et non seulement de variétés végétales. Saisie ensuite de la question de savoir si les produits de ces processus sont brevetables, la GCR avait jugé en 2015 dans ses décisions G2/12 et G2/13 que les plantes obtenues par de tels procédés n’étaient, quant à elles, pas exclues de la brevetabilité.

L’UE pousse l’OEB à modifier la situation

Considérant que la directive 98/44/CE sur les biotechnologies impose le résultat exactement inverse aux États membres de l’UE, le Parlement européen a appelé la Commission européenne à intervenir par une résolution.

"Une Chambre de recours technique a décidé en décembre 2018 que la nouvelle règle 28(2) ne pouvait pas être appliquée"

La Commission a alors transmis à l’OEB l’avis 2016/C411/03, lequel conclut que les plantes obtenues par des processus essentiellement biologiques doivent être exclues de la brevetabilité en application de la directive. Fort de cet avis, le Conseil d’administration (CA) de l’OEB a édicté une nouvelle règle 28(2) CBE mettant en œuvre cette exclusion avec effet au 1er juillet 2017.

Conflit avec les Chambres de recours et saisine de la GCR

Mais, dans l’affaire T1063/18, une Chambre de recours technique a décidé en décembre 2018 que la nouvelle règle 28(2) ne pouvait pas être appliquée, au motif que le CA n’avait pas le pouvoir de renverser l’interprétation de l’article 53(b) édictée par les décisions G2/12 et G2/13 en modifiant le règlement d’exécution de la CBE, et que la règle 28(2) constituait donc un excès de pouvoir de la part du CA. Il est à noter que la Chambre n’avait pas jugé nécessaire de saisir la GCR pour trancher ce point.

Arguant que cette décision introduisait une incertitude juridique quant à la possibilité d’appliquer la règle 28(2) CBE, le président de l’OEB a saisi la GCR en avril 2019 (affaire G3/19).

Une saisine qui a suscité des avis de tiers très tranchés

L’affaire G3/19 a suscité un grand nombre de mémoires d’amicus curiae, c’est-à-dire de tiers qui ne sont pas parties à l’affaire.Si ce fait n’a rien d’exceptionnel, il est en revanche intéressant de noter à quel point les questions posées dans G3/19 ont divisé les acteurs du système européen des ­brevets.

D’un côté, en cohérence avec leur position de vote au CA, dix États membres de l’UE ont soutenu que la règle 28(2) n’est pas contraire à l’article 53(b), appuyés par la Commission et soutenus par des opposants aux brevets sur les plantes et des représentants d’obtenteurs de végétaux.

De l’autre, la quasi-totalité des mémoires de conseils en brevets, déposés soit à titre individuel soit par le biais de leurs associations professionnelles, ont soutenu que la GCR devait réaffirmer G2/12 et G2/13 et approuver le résultat de la décision T1063/18, voire même rejeter la saisine du président de l’OEB comme irrecevable. Selon ces mémoires, si les États membres de l’UE souhaitaient renverser G2/12 et G2/13 afin d’exclure les plantes de la brevetabilité, ce n’était pas le règlement d’exécution de la CBE qu’ils devaient modifier, mais l’article 53(b), peu important que la procédure pour ce faire soit plus lourde.

La GCR « abandonne » G2/12 et G2/13

Dans sa décision G3/19, la GCR valide finalement la règle 28(2), mais en évitant de trancher frontalement le conflit entre la règle 28(2) et l’article 53(b). De façon inhabituelle, la GCR a d’abord décidé que les deux questions posées dans la saisine devaient être « reformulées » en une unique nouvelle question, afin de ne pas préjuger du résultat défendu par le président de l’OEB.

"Une “ interprétation dynamique” de l’article 53(b) s’impose au vu de l’intention des États contractants"

Ensuite, après avoir décidé que cette nouvelle question « ­reformulée » était ­recevable et réaffirmé que les décisions G2/12 et G2/13 étaient bien fondées lorsqu’elles ont été rendues en 2015, l’avis de la GCR décide d’« abandonne[r] » ces décisions au profit d’une « interprétation dynamique » de l’article 53(b). Cette « interprétation dynamique » s’impose au vu de l’intention des États contractants que reflète la règle 28(2), avec pour résultat que cette dernière ne contredit pas l’article 53(b).

Pas d’effet rétroactif

La GCR décide aussi que la règle 28(2) ne peut pas s’appliquer aux brevets européens délivrés avant le 1er juillet 2017 et aux demandes de brevet européen encore en instance et déposées avant cette date. Ce faisant, elle a annulé en partie la décision du CA, qui prévoyait, elle, que la règle 28(2) s’appliquerait à tous les brevets européens et toutes les demandes de brevet européen, quelle que soit leur date de dépôt.

Une intervention de la CJUE reste possible

Alors, la décision G3/19 clôt-elle la saga ? Dans l’ordre interne de l’OEB, oui, car la GCR en est l’organe judiciaire suprême. Mais comme le reconnaît elle-même la Commission, son avis n’est précisément qu’un avis, seule la Cour de Justice de l’UE (CJUE) étant habilitée à interpréter la directive européenne sur les biotechnologies. Rappelons que des États non-membres de l’UE sont parties à la CBE, et qu’aucun mécanisme ne permet aux Chambres de recours de l’OEB, qui ne sont pas des juridictions nationales d’un État membre de l’UE, de saisir la CJUE.

Vu l’absence d’effet rétroactif décidée par la GCR, il n’est alors pas entièrement impossible qu’une juridiction nationale d’un État membre de l’UE saisisse la CJUE de la question de savoir si la directive 98/44/CE exclut réellement de la brevetabilité les plantes obtenues par un procédé essentiellement biologique. Comme l’a noté la GCR elle-même, tous les États membres de l’UE n’ont pas encore aligné leur législation nationale sur les brevets sur la règle 28(2) CBE. Seul l’avenir permettra donc de dire si G3/19 était bien le dernier chapitre de la saga ou seulement une étape de plus.

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Jean-Baptiste Thibaud et Thomas Leconte

Sur les auteurs. Jean-Baptiste Thibaud est docteur-ingénieur de l’École centrale Paris, mandataire agréé devant l’Office européen des brevets, directeur du département Brevets du cabinet Abello.

Thomas Leconte est ingénieur civil de l’École nationale supérieure des Mines de Paris et mandataire agréé devant l’Office européen des brevets, a rejoint le cabinet Abello en 2020.

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