A. Cagé : "Mon livre propose de réfléchir à une éthique du respect"
Décideurs. Qu’est-ce qui vous a poussée à publier Respect ! ?
Agathe Cagé. Depuis quelque temps déjà, je pensais que l’on avait besoin de réfléchir collectivement à une éthique du respect. Les événements de l’an dernier m’ont donné envie d’écrire ce livre. On a fait le choix pour des raisons sanitaires d’enfermer des milliers de personnes âgées dans des Ehpad sans leur demander leur consentement, on constate les inégalités en matière de surmortalité dans certains territoires français, une hausse des féminicides : tout cela m’a fait prendre conscience de l’obligation de s’interroger collectivement sur notre indifférence à l’égard des autres, sur notre manque de considération pour des personnes qui ne font pas partie de notre entourage immédiat ou qui sont différentes de nous.
En quoi nous montrons-nous indifférents ?
Nous avançons dans la vie sans prendre en compte tout le paysage. Nous nous focalisons sur notre environnement en laissant l’arrière-plan flou. Dans notre pays, 70 000 femmes sont à la rue. 70 000 femmes, c’est presque l’équivalent du public du Stade de France. Mais on a pris l’habitude de ne pas les voir, de rester indifférent. Pourtant, nous sommes tous concernés : les femmes représentent la moitié de la population. Et si vous n’êtes pas une femme, vous avez peut-être un parent en Ehpad, un neveu qui ne vit pas dans une grande ville et ne bénéficie pas des mêmes opportunités que ceux qui y habitent ou une tante qui n’a pas accès à des transports périurbains. Ce livre est un appel à la prise de conscience individuelle et collective de problématiques qui nous affectent tous.
Vous dites que le fondement du respect, c’est d’estimer que chacun est important. Mais, si chacun se trouve lui-même important, ne risque-t-on pas d’avoir une société davantage individualiste ? Comment trouver le bon équilibre ?
La biographie de Michelle Obama m’a marquée. Elle dit : "Je suis importante." C’est comme cela qu’elle a construit ses ambitions : chacun doit avoir un champ d’opportunités ouvert devant lui. Mon livre propose de réfléchir à une éthique du respect. Il ne faut pas attendre de réciprocité de la part de l’autre, selon le philosophe Emmanuel Levinas. Il s’agit de faire preuve de respect envers les autres sans attendre de contrepartie. Au quotidien, on peut s’engager à plusieurs choses : permettre à chacun de pouvoir faire l’expérience de l’affection, œuvrer pour que toute personne puisse se sentir membre d’une communauté et que soit respecté le principe d’égalité, enfin reconnaître que chaque individu a le droit à une estime sociale.
"Nous avançons dans la vie sans prendre en compte tout le paysage"
Dans le cas des Ehpad, comment aurionsnous pu protéger nos aînés tout en leur montrant du respect ?
Il est toujours facile de donner la bonne solution a posteriori, surtout quand on connaît la complexité de la période. Il aurait fallu prendre en compte le fait que les personnes âgées sont des êtres humains. On ne leur a pas demandé si elles souhaitaient être confinées à l’intérieur ou à l’extérieur des Ehpad. On les a privées de contact. On aurait dû trouver une manière de leur permettre d’exprimer leurs choix.
Du côté des politiques, vous pointez des petites phrases blessantes et des engagements non tenus. Comment remédier à ce type de manque de respect ?
Il faut que l’on retrouve la qualité de la parole publique. Les dirigeants ne doivent pas dire des petites phrases blessantes qu’ils peuvent regretter le lendemain. Quand un responsable politique s’exprime, sa parole est écoutée, elle a une valeur. Lorsque des engagements sont pris mais qu’ils ne sont pas tenus, la démocratie est mise à mal et ces comportements éloignent les citoyens des urnes. On peut faire évoluer les pratiques en regardant des modèles. Je pense au discours d’ouverture de Robert Badinter lors des débats sur l’abolition de la peine de mort. Il dit : vous allez voter cette loi car vous avez été élu et le respect du suffrage universel vous engage. Il ne faut pas que les formes actuelles du débat public, comme les réseaux sociaux, enferment la parole politique, empêchent sa complexité. Il ne faut pas non plus qu’il y ait un décalage entre les engagements pris et la réalité, sous prétexte que le contexte a changé.
"Il faut que l’on retrouve la qualité de la parole publique"
Vous écrivez qu’être connecté est devenu la version moderne d’être ou ne pas être et que « nous privons de leurs relations sociales » ceux qui ne peuvent pas être connectés. Doit-on revenir en arrière ?
Non, mais on peut mieux placer le curseur. Les nouveaux services et les innovations permis par le numérique sont incroyables. Par contre, il faut remettre de l’humain là où on l’a totalement enlevé. Un Français sur six n’a pas accès ou maîtrise mal les outils numériques et la relation humaine reste essentielle. Quand on perd la possibilité d’acheter un billet en gare ou d’appeler un service public, on abîme réellement des vies.
Vous n’évoquez presque pas le monde de l’entreprise. Pourquoi ?
Le monde de l’entreprise travaille déjà beaucoup sur la question de l’égalité hommes-femmes et est même plus avancé que le reste de la société sur le sujet. Néanmoins, selon le Forum économique mondial, il faudrait encore 200 ans pour atteindre l’égalité totale entre les genres et la crise sanitaire a provoqué un saut en arrière. Les femmes ont davantage souffert de la précarisation du travail ou des difficultés pratiques à télétravailler. L’autre sujet, ce sont les discriminations fondées sur l’origine. Beaucoup d’engagements ont été pris par le monde économique mais d’autres mesures concrètes peuvent permettre d’accélérer, comme des tableaux de mesure d’efficacité des outils mis en place pour lutter contre les discriminations.
Propos recueillis par Olivia Vignaud