Martial Foucault (Cevipof) : « Aucun candidat n’offre une vision de la France à long terme »
? Retrouvez l'interview dans le Magazine Décideurs du mois d'avril.
Décideurs. Comment qualifiez-vous cette campagne présidentielle ?
Martial Foucault. C’est la campagne de l’incertitude. À quelques jours du scrutin, seulement 65 % des électeurs sont certains d’aller voter, et 40 % d’entre eux ne sont toujours pas sûrs de leurs choix. C’est un score historiquement bas pour l’élection présidentielle. Toute cette incertitude nous oblige à beaucoup de prudence quant à l’interprétation des intentions de vote. La réserve de participants pourrait tout à fait rebattre les cartes au premier tour.
Comment expliquez-vous cette incertitude ?
La tonalité de cette campagne est très singulière. D’abord parce que les primaires ont introduit une modification de la séquence de la présidentielle. Elles ont asphyxié le débat d’idées. Les candidats ont eu beaucoup de mal à se démarquer dans leur propre camp et je crois que ce phénomène n’est pas étranger à l’indécision de l’électorat. L’incertitude est également liée à l’émergence de deux candidats dont personne ne pouvait imaginer il y a quelques mois qu’ils seraient les protagonistes principaux de cette campagne.
La situation est donc inédite ?
Tout à fait. Le climat de défiance des Français vis-à-vis de la classe dirigeante n’a jamais été aussi important. Les électeurs se demandent pourquoi aller voter. Le niveau de participation, que j’anticipe très bas, témoigne d’une rupture dans le lien démocratique. Si jamais Marine Le Pen et Emmanuel Macron sont au second tour, les partis traditionnels demanderont à leur électorat de voter par défaut. C’est la confirmation d’une ère nouvelle, celle de la « contre démocratie » : on nous demande de voter contre un candidat. Signe que le climat n’est pas à l’enchantement politique.
« Il y a de la lassitude, voire même de la résilience dans le comportement des Français.»
Emmanuel Macron et Marine Le Pen sont-ils, comme ils le prétendent, des candidats « hors-système » ?
Concernant Marine Le Pen, c’est absolument faux. N’oublions pas qu’elle fait partie du jeu politique français depuis vingt-cinq ans. La preuve : elle menait déjà campagne en 1993. C’est assez différent pour Emmanuel Macron, car nous ne connaissons pas réellement ses intentions. Il est d’ailleurs difficile de savoir ce qui le distingue de Benoît Hamon ou de François Fillon. Plusieurs grilles de lecture nous permettent de dire qu’il est plus progressiste en matière économique que le candidat socialiste. Il est en revanche plus progressiste que le candidat de la droite sur le plan culturel.
Les candidats ne se distinguent-ils pas, selon vous, par des visions différentes de notre société ?
Ce qui est en tout cas frappant, c’est que tous les candidats s’engagent sur une vision de la France à cinq ans. Les enjeux qui cadrent aujourd’hui le débat sont très court-termistes. Or, pour faire adhérer les citoyens à un programme, il faut les projeter. D’autant plus dans un contexte de sortie de crise économique, dans lequel les Français peinent à entrevoir un chemin qui leur donnerait envie de se mobiliser. Mais le débat politique est plus que jamais porté sur les candidats. Nous assistons à une personnification de la campagne présidentielle.
Les Français se montrent très méfiants vis-à-vis des partis traditionnels. Le « phénomène Macron », celui d’un nouveau centre hybride, était-il prévisible ?
Certainement pas. Personne n’aurait pu imaginer Emmanuel Macron comme substitut de François Bayrou. Pour comprendre la démarche du candidat d’En marche !, il faut revenir sur le tournant de la politique économique de François Hollande. Lors de sa conférence de presse en janvier 2014, celui-ci expliquait aux Français qu’il ne pouvait y avoir de redistribution sans relance de la croissance. Une position qui a créé un malaise profond à gauche. Mais Emmanuel Macron a, en tant que ministre de l’Économie, incarné ce virage. Il considère que la France ne doit pas s’encombrer du modèle de la démocratie sociale, aujourd’hui à bout de souffle, et qu’il faut le réinventer. Comment ? En faisant des compromis. Emmanuel Macron est un candidat soucieux de la redistribution, mais il pense qu’il faut d’abord relancer la croissance. C’est une démarche processuelle qui le distingue des Républicains puisque ces derniers ne se sont jamais positionnés sur le terrain de la redistribution. Il n’en reste pas moins que sa candidature désaligne la droite. La preuve : 40 % de ceux qui ont voté pour Alain Juppé à l’occasion de la primaire LR se reportent aujourd’hui sur Emmanuel Macron.
« François Fillon est déconnecté des exigences actuelles. Il ne comprend pas ce qu’on lui reproche, car sa grille de lecture est celle de 1981. »
À droite justement, la campagne est toujours engluée dans le « Penelopgate ». L’affaire a-t-elle, selon vous, créé des dégâts irréversibles dans l’opinion ?
Cette affaire illustre à mon sens non pas une crise de la démocratie représentative, mais une crise des pratiques de la démocratie représentative. François Fillon est déconnecté des exigences actuelles. Il ne comprend pas ce qu’on lui reproche, car sa grille de lecture est celle de 1981. Entre-temps, plusieurs événements, comme récemment l’affaire Cahuzac, ont forcé les politiques à changer leurs pratiques. Sans cette prise de conscience, les électeurs se seraient totalement démobilisés. Je crois que François Fillon n’a pas compris le roman de sa propre campagne. En tout cas, cette affaire met en lumière les candidatures d’Emmanuel Macron et de Benoît Hamon, des candidats plus jeunes, qui incarnent le renouveau et qu’on ne soupçonne pas de pratiques condamnables.
Cela révèle-t-il une crise du système ?
Oui. Mais je crois qu’il faut bien comprendre que nous sommes dans une situation paradoxale. Presque huit Français sur dix considèrent que les hommes et les femmes politiques sont corrompus. Un décalage par rapport à la réalité qui démontre non pas une méconnaissance des Français, mais un ressenti, un malaise. François Fillon ne comprend pas leurs attentes sur le plan de la transparence et de l’exigence. Et pourtant, la pression populaire ne demande pas le retrait de sa candidature. Il y a de la lassitude, voire même de la résilience dans le comportement des Français. Ils savent ce qu’ils veulent, mais ils savent que cela ne viendra jamais.
La candidate du FN de son côté caracole en tête des intentions de vote au premier tour. Est-elle la femme forte de cette campagne ?
Ce que l’on observe, c’est que Marine Le Pen ne capitalise pas sur ses traits d’image. Ce qui ressort de nos enquêtes, c’est qu’elle est davantage plébiscitée pour son honnêteté, sa capacité à défendre la France à l’étranger que pour son charisme ou son aptitude à endosser le costume présidentiel. L’ « homme fort » en politique, c’est celui qui ne déroge pas à ses principes, qui n’accepte pas les compromis. Par rapport aux autres candidats, Marine Le Pen est celle qui incarne le plus ce positionnement, car elle est la plus clivante. Elle l’est cependant moins que son père, dont les positions étaient stables et le référentiel politique prévisible. Les propositions de Marine Le Pen sont plus volatiles, et cela vient entacher son image de femme forte. Mais la différence avec son père, c’est qu’elle veut gouverner. Pour ce faire, elle doit élargir sa base électorale et réaliser des contorsions programmatiques qui affaiblissent son charisme.
Est-elle une candidate populiste ? Pourrait-elle bénéficier de la victoire de Donald Trump outre-Atlantique ?
Tout dépend ce que l’on entend par « populiste ». Si on le définit par l’idée d’une cassure entre un peuple vertueux et des représentants qui dépossèdent le peuple de sa vertu, alors oui, Marine Le Pen est populiste. Elle utilise d’ailleurs le registre sémantique lié au populisme en parlant de « caste » ou d’« oligarchie ». Mais je crois qu’on ne peut pas la comparer à Donald Trump. Le FN profite de la moindre occasion pour faire oublier son étiquette d’extrême droite. Le Président américain, lui, n’est pas de cette veine-là. Il assume pleinement être populiste et islamophobe. Sans compter qu’il ne parle pas de redonner au peuple son caractère vertueux. C’est un élément de distinction. En France, le populisme de Marine Le Pen est le réceptacle des colères et non des peurs, comme on peut l’entendre parfois.
« En France, le populisme de Marine Le Pen est le réceptacle des colères et non des peurs, comme on peut l’entendre parfois. »
Quel regard portez-vous sur le positionnement économique du FN ?
Marine Le Pen arrive à se démarquer en « décomplexifiant » tous les problèmes économiques. Elle explique aux électeurs que la France peut se replier sur elle-même et couper les liens avec ses créanciers. Or, les enjeux sont bien plus complexes. La question de la sortie de l’euro est loin d’être simple. Son discours séduit un électorat qui, aujourd’hui, considère que les derniers gouvernements n’ont pas réussi à apporter des réponses à des questions simples…
Assiste-t-on, avec cette campagne inédite, à la fin du clivage traditionnel gauche/droite ?
Non. Ce clivage structure la vie politique et démocratique française depuis 1789. Cette dichotomie est celle des possédants et des non-possédants, des partisans de la liberté et des partisans de l’égalité… Nos enquêtes démontrent d’ailleurs que les électeurs continuent de se positionner sur cet axe droite/gauche. Si l’on se pose cette question aujourd’hui, c’est parce qu’un des candidats se revendique à la fois de droite et de gauche. Mais c’est simplement une manière pour lui de se positionner. Le clivage est toujours réel.
Propos recueillis par Capucine Coquand