Hubert Reeves : L’enchanteur
Astrophysicien et cosmologue de renom, ancien conseiller scientifique à la Nasa et directeur de recherches au CNRS, connu dans le monde entier pour ses recherches sur l’origine du système solaire et sur l’expansion de l’univers, Hubert Reeves aurait pu se contenter de cela. Limiter son influence aux sphères distanciées de l’érudition et demeurer un savant parmi d’autres, inaccessible et intimidant. Formaté dans son approche, inébranlable dans ses convictions. C’était sans compter avec la liberté de ton et de pensée que lui auront insufflé, outre plusieurs décennies de culture anglo-saxonne, une personnalité naturellement peu portée sur le respect des cadres imposés. Sans compter avec ce refus de l’enfermement et ce désir de transmettre qui, depuis toujours, le poussent à s’affranchir de la doxa scientifique ; à s’aventurer hors des chemins strictement balisés de sa pensée pour mixer les disciplines dans une double ambition assumée : penser l’Univers dans sa globalité – scientifique, philosophique, historique, religieuse même…- et le rendre compréhensible au plus grand nombre. De quoi susciter les froncements de sourcils des plus rigoristes et l’enthousiasme de tous les autres.
« Prendre conscience du lien entre l’Univers perçu comme inaccessible et leur propre existence n’est pas seulement passionnant intellectuellement, c’est également excellent pour le moral. »
Sensibilités croisées
Qu’importe. Au respect des normes Hubert Reeves préfère le brassage des inspirations ; le croisement des sensibilités qui, estime-t-il, favorise la compréhension. Pas uniquement celle des matheux et des scientifiques, mais de « tous ceux que le monde émerveille ». Cette population de non-initiés auxquels il s’adresse pour la première fois en 1981 avec « Patience dans l’azur », un livre révolutionnaire qui, mixant inspirations poétiques et découvertes scientifiques, adresse au grand public un message inédit: non seulement l’Univers a une histoire, mais vous en faites partie, au même titre que toute forme de vie et toute manifestation cosmique. Pour Christian Bourdeille, fondateur de l’Uranoscope de l’Ile-de-France et proche de l’astrophysicien depuis cette époque, la sortie de ce livre est une révélation. « Il est alors le premier à parler de l’Univers comme d’un tout interconnecté, se souvient-il. Le premier à évoquer cette histoire commune et à l’expliquer avec un cheminement didactique aussi saisissant ». Une double prouesse, à la fois scientifique et pédagogique – avoir démontré que le cosmos avait une histoire, entamée il y a 13,7 milliards d’années, et avoir fait de celle-ci un récit partagé – qui vaudra au livre un succès mondial et à son auteur une réputation de vulgarisateur de génie, capable de susciter l’enthousiasme du plus grand nombre sur des domaines jusque-là réputés trop complexes pour lui être accessibles.
Complicité cosmique
De son côté, Hubert Reeves en est convaincu : c’est cette connexion établie entre l’homme et le cosmos qui explique l’engouement pour ses écrits ; cette transformation d’une perception lointaine en un lien intime, englobant et rassurant. « J’ai voulu démontrer que l’histoire de l’Univers est également la nôtre, que le passé des étoiles et des galaxies touche au fait que nous existons, explique-t-il. Opérer cette mise en relation des gens avec ce cosmos qui les dépasse, les emmener à prendre conscience du lien entre l’Univers perçu comme inaccessible et leur propre existence n’est pas seulement passionnant intellectuellement, c’est également excellent pour le moral. Car cela rassure de faire partie d’un tout, cela donne une dignité et une importance individuelle», explique-t-il avant de confier qu’à une période de sa vie, celle du divorce avec sa première femme et de la séparation avec ses quatre enfants, c’est à cette certitude qu’il devra de ne pas sombrer. Au fait de se savoir embarqué dans ce qu’il appelle « la fabuleuse odyssée de la complicité cosmique ». Non pas spectateur passif d’une immensité incompréhensible mais partie prenante d’un même équilibre et d’une même histoire. «La plus belle du monde », selon lui, puisque tout, pour qui sait regarder, y est source d’émerveillement.
« Si l’on reste cloisonné dans la rationalité, on s’assèche, si l’on s’enferme dans un imaginaire débridé, on risque de devenir fou.»
Galaxie lointaine et simple brin d’herbe
Pas seulement les aurores boréales et les galaxies lointaines, insiste-t-il ; pas seulement le mystérieux et le grandiose, mais aussi le quotidien et le banalisé : les arbres – ces vecteurs de souvenirs et témoins de l’Histoire –, les insectes, les fleurs sauvages … – . Ces innombrables expressions du vivant tellement familières qu’elles en deviennent invisibles et dans lesquelles, pourtant, l’astrophysicien reconnaît des prouesses de la nature. « Des témoignages de la prodigieuse richesse de notre Univers. »
Cette aptitude à s’émerveiller du très grand comme du tout petit, Hubert Reeves la tient de l’enfance. De cette période bénie où, au Québec, les couchers de soleil se regardaient en famille et où le jardin d’une grand-mère curieuse de tout devenait, des après-midis durant, un lieu d’exploration infini pour l’ensemble de ses petits-enfants. « Nous y travaillions avec elle, elle nous apprenait à tout regarder et à tout respecter autour de nous, se souvient-t-il. Grâce à elle, j’ai grandi dans la vénération de la nature ». À son contact, il apprend à voir, à s’émouvoir « du simple fait d’être vivant » et à reconnaître dans chaque phénomène naturel – un oiseau qui migre, un brin d’herbe qui pousse sur le bitume… - « une merveille qui nous dépasse ». Une beauté à révéler.
Le plaisir en antidote
Ce qu’il s’emploie à faire depuis des décennies, porté encore une fois par le souvenir de cette grand-mère naturellement ancrée dans la transmission et qui, se souvient-il, « adorait raconter des histoires ». « Lorsque j’ai commencé à étudier le cosmos, j’ai eu envie de parler des étoiles comme elle, simplement, de manière à être compréhensible de tous ceux que le sujet intéressait, et pas uniquement de ceux qui avaient la formation théorique pour l’appréhender. » Car pour Hubert Reeves, l’essentiel n’est pas la compréhension elle-même mais le plaisir qu’elle suscite. Cette notion trop souvent considérée comme secondaire et dans laquelle cet amoureux de la nature et fervent défenseur de la biodiversité voit, à l’inverse, un vecteur essentiel de sensibilisation.
« La jubilation que procure la nature lorsqu’on sait la regarder agit comme un antidote aux instincts autodestructeurs de l’homme, à la cupidité des civilisations développées»
Le remède miracle capable d’éveiller les consciences et de préserver les équilibres. « La jubilation que procure la nature lorsqu’on sait la regarder agit comme un antidote aux instincts autodestructeurs de l’homme, à la cupidité des civilisations développées», résume-t-il, insistant, une fois encore, sur le fait que l’émerveillement est à portée immédiate de chacun. « Il n’est pas nécessaire d’aller à l’autre bout du monde ni de regarder dans un télescope pour voir des merveilles, on marche dessus tous les jours parce que personne ne nous les a ʺprésentées", » souligne-t-il avant de confier : « J’essaye d’être cela : un présentateur. » Comme un trait d’union entre les univers - celui des profanes et des savants, celui de la science et de la poésie… -. Un passeur, indifférent aux clivages de forme, à la fois explorateur du cosmos et enchanteur du quotidien. Après tout, s’amuse Hubert Reeves, « Si l’on reste cloisonné dans la rationalité, on s’assèche, si l’on s’enferme dans un imaginaire débridé, on risque de devenir fou. Mieux vaut donc cultiver les deux pour appréhender le monde dans sa globalité. » Les deux, pour la faire partager.
Caroline Castets