Kamala Harris, l'outsider
En 2008, elle serait partie battue d’avance. Mais ça, c’était en 2008. Onze ans plus tard, Kamala Harris est passée du statut d’outsider à celui de favorite dans la course aux primaires démocrates, et d’épiphénomène local à authentique rivale de Donald Trump aux présidentielles de 2020. À l’origine de ce revirement, une vie politique bousculée par l’exercice récent du pouvoir, une société américaine exaspérée par les excès des deux dernières années et une opposition restée sur sa faim après l’échec d’Hillary Clinton. De quoi transformer ce qui, il y a dix ans encore, aurait disqualifié la sénatrice de Californie (être une femme, métisse, née de parents issus de l’immigration) en atouts clés pour celle en qui, déjà, beaucoup voient l’héritière de Barack Obama et la candidate idéale pour battre Trump en 2020. Une figure d’ouverture et de modernité, suffisamment consensuelle pour rassembler au sein de son parti politique, suffisamment charismatique pour séduire le plus grand nombre et, surtout, suffisamment combative pour affronter le président sortant. Apte à encaisser les coups et à en donner.
Méritocratie
Il faut dire que, à 54 ans, la désormais très médiatique sénatrice de la Californie a de quoi imposer le respect. Fille d’un père jamaïcain devenu professeur d’économie à Stanford et d’une mère indienne reconnue comme une spécialiste du cancer du sein, diplômée d’universités prestigieuses (Howard, Hastings…), procureure pendant plus de huit ans, puis nommée au Sénat en 2017, elle s’impose en pur produit de la méritocratie doublé d’authentique symbole de diversité. De quoi cocher toutes les cases du rêve américain. Ajoutez à cela une personnalité rassembleuse et une détermination sans faille et on comprend que l’annonce de sa candidature aux primaires démocrates, le 21 janvier dernier, ait attiré plus de 20 000 personnes et suscité 1,5 million de dollars de dons en seulement vingt-quatre heures.
"Elle est belle, charismatique, expérimentée. Elle crève l'écran. Elle est capable de démolir Trump"
Politologue et spécialiste des États-Unis, Nicole Bacharan n’est pas étonnée. « Elle est belle, charismatique, expérimentée. Elle crève l’écran et en plus elle aime la bagarre, résume-t-elle avant de conclure : « Elle est capable de démolir Trump. » Et elle ne manque pas de le faire savoir. Que ce soit sur les réseaux sociaux, où elle a fait de sa combativité une véritable marque de fabrique en s’assurant que chacune de ses apparitions soit accompagnées du terme « fearless », (« sans peur »), dans ses prises de parole ou dans son clip de campagne où, dès les premiers mots, elle annonce la couleur. « Je suis née à Oakland », lance-t-elle, comme un avertissement. Oakland, la banlieue dure de San Francisco, ville historique du combat pour les droits civiques, berceau des Black Panthers et haut lieu des luttes raciales… Idéal, en somme, pour accréditer un positionnement de dure à cuire.
« Bad boy »
« Avoir grandi là-bas lui donne une stature, confirme Nicole Bacharan. Presque un côté bad boy. » Ce qui, dans le contexte politique actuel (volontiers brutal et désinhibé), s’apparente plus à un avantage concurrentiel à cultiver qu’à un handicap à dissimuler. Kamala Harris l’a parfaitement compris. D’où son application à apparaître en personnalité offensive, quitte pour elle à revendiquer cette capacité à en découdre comme un héritage familial. « Mes parents prenaient une part active dans le mouvement des droits civiques, déclare-t-elle ainsi dans son clip. Toute ma vie on m’a appris qu’il était de ma responsabilité de combattre pour la justice. Et c’est ce que j’ai fait. »
"Il y a encore une dizaine d'années, elle n'aurait aucune chance. Aujourd'hui, c'est la candidate idéale"
Combative, compétente et véritable figure d’autorité (avoir été procureure pendant des années lui ayant donné un côté « très la loi et l’ordre »), elle apparaît en parfaite adéquation avec les attendus du moment et avec les enjeux à venir. « De tous les candidats déclarés, c’est elle qui part avec le plus de force, témoigne la politologue. Cela ne veut pas dire qu’elle sera élue en 2020, ni même choisie comme candidate démocrate, mais cela signifie clairement qu’elle correspond à l’époque. » Une époque dans laquelle le recul des anciens archétypes politiques, battus en brèche par les événements des dernières années, a incontestablement élargi le champ des possibles pour de nouveaux profils.
Timing idéal
« Il y a encore une dizaine d’années, Kamala Harris n’aurait eu aucune chance. Aujourd’hui, elle est la candidate idéale, estime Nicole Bacharan qui explique : Barack Obama a fait sauter un verrou en étant le premier président qui ne soit pas blanc, Hillary Clinton, même si elle n’a pas été élue, en a fait sauter un autre en étant la première femme susceptible d’être élue… Le timing est parfait. » D’autant plus parfait que la défaite d’Hillary Clinton a laissé un sentiment d’opportunité manquée au parti démocrate, conscient que faire élire une femme lui permettrait d’entrer dans l’Histoire. Au point de l’emmener à en préférer une à un poids lourd du parti tel que Joe Biden ou Bernie Sanders ? Pourquoi pas, estime la politologue selon qui l’effet de contraste avec l’actuel président (véritable repoussoir pour une part importante de l’électorat américain) joue clairement en sa faveur. « Le fait qu’elle soit une femme, métisse, jeune et issue de la méritocratie constitue son plus bel atout face à un homme blanc de 72 ans connu pour proférer des mensonges à longueur de tweets. » Un atout qui n’a pas échappé à Kamala Harris, laquelle, au cours de son discours d’entrée en campagne, n’a pas manqué, sans jamais s’abaisser à nommer son rival républicain, de se positionner en anti-Trump en adressant à ses futurs électeurs une promesse « d’intégrité », « de vérité » et de « décence… » Message reçu.
Pour le peuple
Et incarné avec d’autant plus d’efficacité que Kamala Harris semble douée de la capacité de s’adresser au plus grand nombre. Au sein du parti démocrate tout d’abord, où elle pourrait réconcilier les tendances centriste et de gauche, « puisqu’elle appartient incontestablement à l’establishment démocrate, dans la lignée de Barack Obama ou Hillary Clinton, tout en défendant des positions chères à l’aile la plus à gauche du parti », explique Nicole Bacharan, qui cite outre la protection de l’environnement, le maintien du droit à l’avortement et le contrôle des armes à feu, son engagement en faveur d’un système public de couverture santé pour tous. À cela s’ajoute sa capacité à rassembler au sein de l’opinion publique d’autre part, son slogan – « For the people » (pour le peuple), résumant bien sa volonté non seulement de parler à tous mais aussi de se rendre audible de tous. Un sans-faute, estime-t-elle. « C’est intelligent et sobre. C’est à la fois consensuel ,tout le monde peut s’y reconnaître, et fort : c’est Abraham Lincoln et les premiers mots de la Constitution. C’est parfait. » Reste à voir si cela suffira à compenser les failles qui ne manqueront pas d’être pointées par ses détracteurs. Parmi celles-ci, un profil de femme mariée sur le tard et sans enfant qui, contrairement à un Barack Obama en tout point conforme à l’imagerie populaire avec femme et enfants, peut lui valoir des accusations de carriérisme d’autant plus virulentes qu’elles se verraient accréditées par une ancienne liaison avec Willie Brown, alors speaker de l’assemblée de Californie, et l’effet d’accélérateur que celle-ci aurait eu sur sa vie professionnelle. Autre angle d’attaque tout trouvé : la sévérité de certaines décisions jugées insuffisamment pro-pauvres, pro-femmes et pro-minorités durant ses années de procureure. Une faiblesse incontestable du dispositif Harris mais aisément convertible en atout dans le contexte actuel, relativise Nicole Bacharan. « Elle est plus dure que Barack Obama, c’est certain, mais c’est ce qu’il faut face à quelqu’un qui, comme Trump, est connu pour se montrer extrêmement brutal avec ses adversaires et face à qui il va falloir descendre dans l’arène. » Et cela, aucun doute, Kamala Harris sait faire.
Caroline Castets