Thomas Gomart (Ifri) : "L’UE n’est pas encore une grande puissance"
Décideurs. Dans votre ouvrage, L’affolement du monde, vous comparez l’Union européenne aux cités-États italiennes de la Renaissance. Au XIXe siècle, ces dernières ont renoncé à leur souveraineté pour peser face aux autres nations. Pensez-vous que l’unification politique et économique de l’Europe soit le seul moyen d’accéder au rang de grande puissance ?
Thomas Gomart. Ces cités-États faisaient l’objet des conflits entre grandes monarchies (principalement la France, l’Espagne et l’Autriche-Hongrie ndlr). Aujourd’hui, l’Europe constitue un prototype politique qui incarne une puissance économique, mais qui risque de devenir une "proie" pour la Chine et les États-Unis, en pleine rivalité pour le leadership mondial. Elle est une zone d’influence pour des puissances moyennes, comme la Russie et la Turquie. Ajoutons que son flanc sud demeure instable. Face à ces défis, la seule échelle pertinente est transnationale. Les États nations ont moins de moyens d’agir de manière totalement autonome. D’autant plus que, si l’Europe représentait 25% de la population mondiale en 1900, la proportion n’est que de 7% aujourd’hui.
Les dépenses militaires mondiales atteignent un record. Mais les pays européens restent globalement à l’écart de ce phénomène. Serait-ce une renonciation au hard power ?
C’est un problème central. L’ensemble des pays réarment tandis que, depuis la fin de la guerre froide, nous réduisons nos investissements militaires. Nous considérions que la protection américaine dans le cadre de l’Otan était suffisante et nous avions tendance à ne pas contribuer assez au financement de l’alliance. Donald Trump critique fortement et publiquement cette situation, tout comme les administrations précédentes, qui agissaient de manière plus discrète.
"Le monde réarme pendant que l'UE réduit globalement ses investissements militaires"
Si l’on additionne toutes les dépenses militaires des pays membres de l’UE, nous possédons sur le papier une force militaire de premier rang, mais elle n’est pas coordonnée. Il n’existe ni stratégie commune ni autonomie opérationnelle ni stratégie spatiale ni appareil mititaro-industriel. Les choses bougent peu à peu, notamment avec la coopération structurée permanente (CSP) née en 2017. Un fonds européen d’investissement dans la défense va être lancé par la commission von der Leyen.
Notre allié américain voit-il cela d’un bon œil ?
C’est paradoxal : il pousse à une Europe de la défense plus forte… à condition que nous achetions du matériel américain, ce qui créerait un débouché de premier choix pour son industrie. Mais la mise en place d’une stratégie de production d’armement européen est peu appréciée par Washington.
Dans plusieurs chapitres, vous mentionnez l’IA, le spatial et les données. Les maîtriser serait un facteur de pouvoir dans les décennies à venir. Où en est l’Europe ?
Dans ces domaines, nous bénéficions d’un tissu scientifique et universitaire de premier plan. Mais, faute d’investissement, nous peinons à donner naissance à des acteurs de taille mondiale. Nous avons un accès autonome à l’espace grâce à Ariane, c’est un actif fort à protéger. Néanmoins, nous manquons de capacités en propre pour la surveillance d’un espace spatial de plus en plus habité. Pourtant, dans les conflits à venir, cela sera indispensable. La France constitue d’ailleurs un commandement spatial qui peut servir d’embryon à une action communautaire.
Concernant la data, nous sommes en pointe en matière de protection des données du consommateur grâce au RGPD, qui peut servir de modèle pour d’autres États. Au niveau des données des citoyens, en revanche, la stratégie n’est pas assez poussée. Des pays comme la Chine ou les États-Unis possèdent des data centers en Europe, certaines informations sensibles sont stockées à l’étranger, notamment en Inde. Pour obtenir un leadership sur la maîtrise de la data, il devient nécessaire de mettre en place une stratégie de "cloud souverain".
Propos recueillis par Lucas Jakubowicz