Les collaborateurs de ministres et de secrétaires d’État le savent, leur travail est éreintant et provisoire. Pour autant, il n’existe pas vraiment de politique RH pour rendre les conditions de travail meilleures.
Vie perso - vie pro, les grands oubliés des cabinets ministériels
Les salariés du secteur privé ne peuvent qu’admettre la tendance. De plus en plus d’employeurs prennent conscience de l’importance de préserver leur vie privée et familiale. Même si beaucoup reste à faire et que certaines mesures peuvent verser dans le simple effet de communication, des actions concrètes sont souvent au rendez-vous. Parmi elles, le droit à la déconnexion, la généralisation du télétravail, les crèches d’entreprise, les horaires aménagés… Dans le monde du travail, une catégorie reste à l’écart de tout cela : les collaborateurs de cabinets ministériels.
Un sacerdoce
Quiconque souhaite se lancer dans l’aventure au côté d’un ministre ou d’un secrétaire d’État est conscient de ce contexte particulier : "C’est un sacerdoce, une forme d’engagement, celui qui s’engage le fait en connaissance de cause", explique Guillaume Rivalland qui a officié comme chef de cabinet et conseiller affaires réservées auprès de Sébastien Lecornu entre 2017 et 2020. Ces années-là, l’actuel ministre des Armées officiait comme Secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire puis comme ministre chargé des Collectivités locales. Le métier est prenant et, "quand on se lance dans le bain, on le fait en connaissance de cause. On sait que cela aura un impact sur notre vie sociale et familiale puisque le service de l’État ne connaît pas de temps mort".
Pauline Goirand, mère de trois enfants, a travaillé au Sénat et à l’Assemblée nationale avant de suivre Sarah El Haïry dans son parcours ministériel à la Jeunesse et au Service national universel puis à la Biodiversité. Elle l’avoue sans ambages : "La vie en cabinet n’est absolument pas compatible avec une vie de famille normale." Si le conseiller est au service de tous les Français, il est aussi à disposition d’un ministre qui par définition… a un agenda de ministre c’est-à-dire sans temps mort. "Cela suppose des journées à rallonge et l’impossibilité de décrocher totalement."
"Depuis la crise sanitaire, le télétravail gagne du terrain dans les ministères, ce qui aurait été inimaginable il y a quelques années"
De timides changements
De timides changements se mettent toutefois en place. "Depuis la crise sanitaire, le télétravail gagne du terrain dans les ministères, ce qui aurait été inimaginable il y a quelques années", note Guillaume Rivalland qui observe que, désormais, "la fonction peut s’exercer en dehors de Paris". De son côté, Pauline Goirand observe que les membres du gouvernement s’inspirent du secteur privé dans leur mode de management : "Malgré une actualité qui demande d’être toujours sur le pont, Sarah El Haïry a toujours été à l’écoute et a fait en sorte que je puisse être présente à des rendez-vous médicaux ou scolaires pour mes enfants." Ces pratiques semblent gagner du terrain chez bon nombre de ministres qui s’efforcent de fidéliser leurs équipes sur plusieurs années et d’éviter un turnover trop élevé. C’est notamment le cas chez Gabriel Attal, lequel peut se reposer sur un petit cercle de fidèles depuis 2017. D’une certaine façon, fidéliser son entourage professionnel permet de gravir plus rapidement les échelons du pouvoir.
Réforme impossible
Mais tout, cela repose sur la bonne volonté des employeurs. Des réformes de fond sont impossibles, en partie à cause de la nature des tâches qui supposent d’être tout le temps à la tâche. "C’est un quotidien empli d’imprévus, témoigne Pauline Goirand. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Réunions de crise, rapport avec les parlementaires, actualité brûlante… Il est impossible que la vie professionnelle soit décloisonnée de la vie personnelle, on garde notre téléphone à portée de main tout le temps." L’État lui-même instaure des règles qui contribuent à mettre les membres de cabinets dans la "lessiveuse". "En 2017, Emmanuel Macron avait décidé un rétrécissement des cabinets, confirme Guillaume Rivalland. Des circulaires du Secrétariat général du gouvernement avaient fixé la règle suivante: 5 conseillers pour un secrétaire d’État, 8 pour un ministre délégué, 10 pour un ministre." Si le quota est depuis quelque peu assoupli, le nombre de soldats est trop faible au vu des missions demandées. Il est donc plus que jamais nécessaire de maîtriser plusieurs dossiers, de négocier avec plusieurs interlocuteurs, tout cela sur des journées de 24 heures.
"Maman fantôme"
À la longue, le rythme est intenable, surtout lorsque l’on élève des enfants : "Il faut un conjoint avec beaucoup de temps libre, ce qui est rarement le cas", témoigne Pauline Goirand. La conseillère ministérielle, obligée de faire appel à des nounous, ne voyait plus assez ses enfants. Ces derniers commençaient à déplorer la chose. "Ma profession a fait que, peu à peu, je suis devenue une maman courant d’air, une mère fantôme", se désole Pauline Goirand. La question se pose naturellement au bout d’un certain temps. À qui donner sa priorité : sa famille ou un responsable politique ? "On ne verra jamais grandir ses enfants deux fois, il y aura toujours des façons de s’engager", confie celle qui a fini par jeter l’éponge sans que sa ministre lui en tienne rigueur, même si elle ne s’y attendait pas. Désormais, elle garde du temps pour elle et ses enfants. Son objectif ? Continuer à travailler mais loin du pouvoir politique en dépit de "l’adrénaline qui peut manquer".
"On ne verra jamais grandir ses enfants deux fois mais il y aura toujours des façons de s'engager"
Le salut est ailleurs
Le métier est difficile et exigeant, ne permet guère de concilier vie pro et vie perso, de fonder une famille ou de s’investir pleinement dans une relation naissante. Il peut en revanche servir de tremplin pour la suite de sa carrière. Logiquement, il attire de nombreux jeunes. "La durée de vie moyenne en cabinet est d’un an et demi", constate Guillaume Rivalland. Sous les moulures des ministères, une devise circule : si l’on reste en poste moins de 6 mois ou plus de 7 ans, c’est que l’on n’est pas très performant. Pour rebondir dans le secteur privé, un passage dans une équipe ministérielle a fortiori d’un portefeuille régalien est un formidable accélérateur.
Pêle-mêle citons Laurent Solly, PDG de Facebook France pilier des équipes Sarkozy, Sébastien Gros, proche collaborateur de Manuel Valls désormais directeur des affaires publiques Europe d’Apple, Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet du premier ministre d’Édouard Balladur devenu l’un des barons du capitalisme français, Véronique Bédague qui a fait ses armes dans les cabinets du gouvernement Jospin et qui est désormais à la tête de Nexity, ou encore Mathieu Gallet passé par le ministère de la Culture avant de prendre la tête de Radio France et de fonder Majelan, le "Netflix des podcasts".
De son côté, Guillaume Rivalland a quitté le monde feutré des palais de la République pour cofonder la société de conseil et de recrutement Exanter avec Jean Gaborit, vétéran du cabinet d’Emmanuel Macron à l’Élysée puis chef-cab d’Éric Dupond-Moretti place Vendôme. "Là aussi, le rythme de travail est intense mais nous sommes au service de nous-mêmes." L’une des spécialités de la société ? Le recrutement de profils passés dans les cabinets et désireux de se reconvertir dans le monde de l’entreprise. Un contact qui pourra être utile à Pauline Goirand dans les mois qui viennent…
Lucas Jakubowicz