Directeur général de l’Ifop, Frédéric Dabi est un fin connaisseur de l’opinion publique. Il revient sur les forces et les faiblesses des partis politiques français à l’occasion des prochaines élections européennes.
Frédéric Dabi (Ifop) : "Le RN perce désormais chez les cadres et les retraités"
Décideurs Magazine. La campagne européenne a commencé mais les partis évoquent davantage les sujets nationaux que l’UE. Pourquoi ?
Frédéric Dabi. C’est un paradoxe. L’intérêt pour les sujets européens est de plus en plus haut dans la population, les idées comme le Frexit sont en recul. Mais, sauf législatives anticipées, c’est le dernier scrutin national avant 2027 et les partis ne pensent qu’à ça. Le RN veut demander une dissolution s’il termine en tête, LFI se targue de préparer "l’après-Macron". Rien de bien nouveau hélas. En France, lors des européennes, la situation nationale pèse beaucoup.
Aux européennes, la gauche pèse traditionnellement un peu plus de 40 % des voix. En 2014 et 2019, elle n’était qu’à 30 % et devrait garder ce socle en 2024. Comment l’expliquer ?
La gauche est dans une phase de rétrécissement qui se mesure par les chiffres que vous citez, mais aussi par le fait qu’elle n’est pas parvenue à accéder au second tour lors des deux dernières élections présidentielles. Les raisons expliquant ce déclin sont multiples mais l’une mérite d’être notée : il existe un clivage entre les appareils et le "peuple de gauche" pour reprendre une expression de François Mitterrand. Dernièrement, ce fut le cas sur le discours anti-police, l’abaya ou encore la notion de racisme systémique.
La Nupes n’a pas arrangé les choses puisqu’à l’Assemblée nationale, c’est la frange la plus radicale qui a pris les commandes face à la social-démocratie. Cela pose un souci stratégique car, en France, les élections se gagnent au centre. Les électeurs, notamment les plus âgés, n’aiment guère la stratégie du bruit et de la fureur. Or, à leurs yeux, LFI est un repoussoir. Dans le rolling pour les européennes du 22 avril réalisé pour Le Figaro, LCI et Sud Radio, l’Ifop mesure LFI à 2 % chez les retraités par exemple. Électoralement, cela a des conséquences puisque la moitié des électeurs a plus de 50 ans. Par ailleurs, chez les ouvriers et les employés, naguère socle du PCF et du PS, la gauche n’a jamais été si faible.
"Sauf législatives anticipées, les européennes sont le dernier scrutin national avant 2027. Même si l’intérêt pour l’UE augmente chez les électeurs, les partis pensent avant tout à la présidentielle"
Elle a donc perdu ceux que Nicolas Sarkozy nommait "la France qui se lève tôt"…
Si l’on examine les résultats des élections nationales précédentes et de nos sondages en vue des européennes, oui. Dans le rolling du 22 avril, chez les ouvriers, LFI est à 8 %, le PS 5 %, les Verts 4 % soit un total de 17 % contre 43 % pour le RN ! Chez les employés c’est 26 % contre 36 % ! Il est difficile d’élargir son socle si l’on est à un étiage aussi bas chez les personnes âgées, les ouvriers ou les employés.
Les scrutins européens réussissent souvent aux écologistes. Pour le moment, la liste menée par Marie Toussaint est à la peine. Comment l’expliquer ?
Les Verts sont souvent performants aux européennes. En 2019, Yannick Jadot était à 13,5 % et en tête à gauche, en 2009 Daniel Cohn-Bendit talonnait le PS avec 16,3 %. Mais ce n’est pas une constante. En 2014, ils étaient à 9 % et à 7,4% en 2004. Pour le moment, l’écologie politique est dans sa fourchette basse mais ce n’est pas une Bérézina. Elle souffre de plusieurs handicaps, le premier étant la faible notoriété de sa tête de liste, Marie Toussaint. "L’effet Nupes" lui est défavorable car, en s’alliant avec LFI, les Verts ont brouillé leur image de parti très pro-européen. Aujourd’hui, il est difficile pour eux de tracer leur sillon : les électeurs de la gauche radicale vont chez LFI, les pro-UE chez Raphaël Glucksmann qui attire 20 % des électeurs ayant voté EELV en 2019.
La liste Raphaël Glucksmann semble en dynamique ? Pourquoi ?
Les électeurs de gauche sont majoritairement pro-européens et modérés. Ils trouvent chez Raphaël Glucksmann ce qui a disparu chez LFI par exemple. Pour preuve, 30 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon en 2022 se déclarent prêts à voter pour le socialiste. Un score élevé du PS signerait la fin de l’hégémonie de LFI à gauche, le retour de la social-démocratie, un affaiblissement de la stratégie "Mélenchon candidat unique de la gauche en 2027". On comprend mieux pourquoi les Insoumis attaquent si durement Raphaël Glucksmann.
"Près d’un tiers des électeurs de Jean-Luc Mélenchon de 2022 sont prêts à voter Raphaël Glucksmann. On comprend mieux pourquoi les Insoumis attaquent tant les socialistes"
Peut-il encore grimper ?
Rien n’est impossible. Les électeurs de gauche se tournent souvent vers le candidat le mieux placé. Jean-Luc Mélenchon en a tiré profit en 2017 et 2022. Pourquoi pas Raphaël Glucksmann cette fois-ci ? Le principal réservoir de voix se trouve chez les macronistes de gauche mais il sera difficile à siphonner. Pour le moment, les électeurs de la majorité semblent sûrs de leur choix et seulement 10 % des électeurs d’Emmanuel Macron en 2022 seraient prêts à se tourner vers le candidat PS/Place publique.
Du côté de la majorité, la liste Valérie Hayer ne décolle pas. Que se passe-t-il ?
Les partis au pouvoir sont souvent sanctionnés lors des élections européennes. Pour le moment, la liste Renaissance-Modem peine à dépasser les 20 % d’intention de vote mais cela a été le cas pour l’UMP en 2004 (16 %) ou pour le PS en 2009 (16,9 %). En 2019, la majorité pouvait se reposer sur un contexte favorable : Emmanuel Macron incarnait l’ordre après les gilets jaunes, comptait encore sur l’effet nouveauté. Ce n’est plus le cas aujourd’hui où son image est plus détériorée, ce qui peut nuire à son camp.
L’état-major du parti peut se consoler en se disant que leurs électeurs sont fidèles et sûrs de leur choix. Ainsi, 80 % des électeurs de Nathalie Loiseau en 2019 sont pour le moment disposés à voter pour Valérie Hayer. Autre atout, la liste macroniste réalise ses meilleurs scores dans les catégories qui se mobilisent le plus le jour J : les plus de 65 ans (30 %), les personnes aisées (29 %). En revanche, elle n’est créditée que de 4 % chez les moins de 25 ans, de 9 % chez les ouvriers, les employés et les professions intermédiaires. En l’état, le macronisme dispose donc d’un socle fidèle mais constitué majoritairement d’électeurs riches et âgés.
"Les partis au pouvoir sont régulièrement sanctionnés aux européennes. En 2004, l'UMP était à 16%, en 2009 le PS atteignait 16,9%"
Le RN caracole en tête. Sur quelle base se repose-t-il ?
Le RN garde son leadership dans les catégories qui lui sont traditionnellement favorables. Le parti d’extrême droite atteint des niveaux extrêmement élevés chez les moins de 35 ans (40 %), chez les 50-64 ans (36 %), dans les communes rurales (39 %) ou encore chez les ouvriers (43 %).
Grande nouveauté, il brise le plafond de verre dans deux catégories qui étaient hostiles à l’extrême droite. Chez les plus de 65 ans, Jordan Bardella est à 23 %. Chez les cadres et les professions intellectuelles et supérieures, l’eurodéputé est aussi à 23 % et se retrouve à égalité avec Valérie Hayer ! En somme, dans pratiquement toutes les catégories de la population, le RN est devenu le premier parti de France.
Comment l’expliquer ?
C’est lié à de nombreuses causes. Dans les études qualitatives que nous menons, ce qui ressort souvent c’est "c’est leur tour", "on a tout essayé sauf eux". Finalement, pour beaucoup, le RN fait moins peur. Il laboure le terrain, rassure, évite les polémiques, fait profil bas. Il profite aussi des outrances de LFI et de Reconquête encore plus à droite que lui.
Propos recueillis par Lucas Jakubowicz