Montesquieu écrivait : « Ce ne sont pas les Médecins qui nous manquent, c’est la Médecine »[1]. 300 ans plus tard, si la Médecine n’est évidemment plus la même, le constat relatif à la surpopulation médicale supposée s’est, lui également, diamétralement inversé. A plus forte raison chez les Médecins du Travail, tandis que dans le même temps, les besoins en nombre de visites n’ont fait qu’augmenter au cours des 25 dernières années[2].

 

Pour répondre aux 30 millions de visites par an que nécessitent les dispositions du Code du Travail, les services de santé au travail disposent de 5.000 médecins (soit une capacité seulement de 8 millions de visites par an pour 17 millions de salariés), dont près de la moitié sont âgés de plus de 60 ans en sorte qu’ils ne seront plus que 2.500 en 2020, qui ne pourront honorer que 4 millions de visites. Autant de chiffres qui ont fait émerger, à la lumière du rapport « Aptitude et Médecine du Travail » rendu en Mai 2015[3], la prise de conscience de ce qu’une réforme était nécessaire. « Une de plus » pour certains, avec l’objectif affiché de reconnecter le rôle du Médecin du Travail – jugé trop axé autour du contrôle de l’aptitude physique – avec les besoins de santé.

 

C’est ainsi qu’est née la réforme initiée par la Loi Travail et son décret d’application du 27 Décembre 2016, à peine un an après les modifications déjà apportées au contrôle de l’aptitude physique par la Loi Rebsamen du 17 Août 2015, et 5 ans après la Loi du 20 Juillet 2011 relative à l’organisation de la Médecine du Travail.

 

Au titre de ses apports majeurs figurent la suppression de la visite médicale d’embauche, à laquelle se substitue la visite d’information et de prévention, l’espacement du suivi périodique et le bouleversement de la procédure de constat de l’inaptitude physique du salarié.

 

Si, au vu de ces données chiffrées, la modification du contrôle de l’aptitude à l’embauche – dont la mise en œuvre était souvent rendue impossible par la courte durée des périodes d’essai, surtout pour les contrats à durée déterminée – apparaît la bienvenue (sur le principe, les solutions retenues étant quant à elle discutables…), tel n’est pas nécessairement le cas de la modification apportée au suivi périodique, désormais quinquennal, sauf situation de suivi médical renforcé (l’examen devant être renouvelé tous les 3 ans contre un examen annuel auparavant) ou identification de risques particuliers (l’examen étant à renouveler tous les 2 ans).[4]

 

Certes, le Médecin peut décider de revoir le salarié avant l’échéance maximale de 5 ans fixée par l’article R. 4624-15 modifié du Code du Travail. Certes, le salarié et l’employeur peuvent eux aussi solliciter une visite médicale à tout moment, ce qui apportera une solution au cas notamment où l’employeur, bien qu’informé de l’état d’invalidité de 2ème catégorie d’un salarié, ne pouvait pas nécessairement organiser une visite médicale de reprise. Les situations sont toutefois rares et la périodicité retenue apparaît trop importante et surtout imprécise.

 

Il est en effet à rappeler que le suivi périodique représente un moment privilégié d’échanges au cours duquel le Médecin du Travail peut identifier une situation à risques, notamment d’ordre psychosocial, pour, à l’extrême limite, jouer son rôle de « lanceur d’alerte » sous réserve néanmoins que ce rôle s’inscrive dans une démarche contradictoire, permettant à l’employeur de répondre aux difficultés identifiées ou prétendues.

 

D’aucuns répondront que le Médecin du Travail tirera désormais profit de ce temps libéré afin de remplir ses autres missions, cette fois directement in situ : actions en entreprise, conseil, veille sanitaire et traçabilité. C’est évidemment le cas et tel est très certainement l’un des aspects positifs de la réforme.

 

Toutefois, n’est-ce pas là redéfinir notre Médecine du Travail, caution de l’effectivité d’une politique de Santé au Travail, au profit de ce qui constituerait davantage une validation des conditions de travail ?

 

En Mars 2008, le rapport NASSE-LEGERON[5] – à l’origine de la construction de la législation sur la santé mentale au travail qui a depuis fait place à celle de Qualité de Vie au Travail – écrivait en effet que la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail ne pouvait s’aborder simplement « en ne tenant compte que des aspects organisationnels et en adoptant donc une démarche ergonomique « pure » [qui] réduirait l’approche aux seules « conditions de travail ». Et de poursuivre, après avoir également évacué une démarche qui ne tiendrait compte, à l’inverse, que d’une évaluation psychologique de l’individu : « C’est bien sûr l’association de cette double dimension et son intégration qui nous semble souhaitable. »

 

En synthèse : une véritable démarche préventive des atteintes à la santé physique et mentale du travailleur ne peut se concevoir sans l’association d’un suivi individuel et d’une évaluation de l’organisation de travail au travers, notamment, de l’action en entreprise.

 

Or, une visite en entreprise n’est évidemment pas de nature à permettre une écoute individuelle. Cette double dimension risque donc de souffrir d’un suivi périodique qui passe de 2 à 5 ans, de 1 à 3 ans dans une situation de suivi médical renforcé ou, au mieux, à 2 ans en cas de détection de risques particuliers.

 

Pourtant, il convient de ne pas oublier que l’employeur demeure, malgré un assouplissement remarqué au travers de la jurisprudence du 1er Juin 2016 de la Chambre sociale de la Cour de cassation, débiteur d’une obligation de sécurité de résultat. A ce titre, ainsi que le rappelle l’arrêt, il lui appartient de démontrer qu’il a pris l’ensemble des mesures de prévention qui, à défaut d’avoir permis d’éviter le dommage, auront, à tout le moins, été immédiates et de nature à le faire cesser[6].

 

Nombre d’entreprises s’appuient, à la lumière d’une jurisprudence-couperet en la matière, sur le suivi dispensé par le Médecin du Travail. Il s’agit donc nécessairement d’un « outil » de moins – même s’il n’est pas auto-suffisant – dans l’obligation d’évaluation et de prévention des risques au travail.

 

Face à ce risque et sous le joug d’obligations dont le contrôle judiciaire est (trop ?) sévèrement sanctionné à plusieurs titres (Manquement à l’obligation de sécurité de résultat, faute inexcusable, nullité du licenciement pour inaptitude dont l’origine serait liée à une situation de harcèlement moral etc.), deux alternatives se présentent :

 

  • Soit les chefs d’entreprise s’inscrivent dans une logique de suivi renforcé par rapport à la fréquence quinquennale posée par principe par la réforme, la mettant à cet égard en échec ;

 

  • Soit ceux-ci prennent acte de cette évolution qui impacte nécessairement leur démarche d’évaluation et de prévention des risques au travail, au travers d’une adaptation des mécanismes de traitement (Information, négociation collective, formation, procédure de traitement d’une situation à risque déclarée etc.).

 

En définitive, l’heure est donc plus que jamais celle de la réflexion à des démarches réalisables, effectives et suffisantes et au renforcement de l’action concrète du dirigeant sur qui reposeront in fine les conséquences du manque évident de médecins, qui à ce jour pénalise tout autant les salariés (à l’égard de leur santé) que les entreprises (au regard de leur obligation de sécurité de résultat).

 

 

Capstan Avocats

Noémie DUPUIS et Romain THIESSET

 

[1] Les Cahiers, 1716-1755.

[2] Essentiellement depuis la Loi n° 91-1414 du 31 décembre 1991 instaurant des principes généraux de prévention.

[3] Rapport établi par Michel ISSINDOU, Christian PLOTON et Sophie FANTONI-QUINTON, Anne-Carole BENSADON et Hervé GOSSELIN.

[4] On rappellera que n’ont pas été modifiées en revanche les obligations en matière de visite de reprise.

[5] Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail remis à Xavier BERTRAND, alors Ministre du Travail, le 12 Mars 2008.

[6] Cass.soc., 1er juin 2016, n° 14-19.702

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