Le projet de loi "confortant les principes républicains" prévoit d’inscrire dans la loi l’obligation de neutralité pour les salariés des entreprises délégataires de service public. Retour sur la réalité du fait religieux en entreprise au lendemain du 115e anniversaire de la loi de séparation de l'Église et de l'État.

En France, cela n’aura échappé à personne, le service public occupe une place particulière. Singulière même quand s’ajoutent à la fonction publique "classique" toutes ces entreprises qui, tenues par un contrat, remplissent des missions de service public. Crèche ou piscine, réseau de bus ou aéroport, bibliothèque ou casino, etc… : la liste des entreprises délégataires de service public est longue. Ce qui n’est pas sans rendre plus ardu le respect strict du principe de neutralité religieuse. 

Jusqu’ici, seul un arrêt de la Cour de cassation datant de 2013 contraignait des sociétés comme Aéroports de Paris ou la SNCF à appliquer "les principes de neutralité et de laïcité du service public". Une jurisprudence bien trop floue pour certains pour être à même d’empêcher séances de prière sur le lieu de travail ou montée du vote communautariste lors des élections professionnelles. Autant d’entorses au principe de neutralité que le projet de loi confortant les principes républicains compte bien voir disparaître. Avec elle, finis les signes religieux, même discrets, pour les salariés d’une crèche de quartier ou le prosélytisme dans les dépôts de la RATP. La loi vise donc à apporter de la clarté là où la jurisprudence semait la confusion. Mais est-ce vraiment le cas ?

Principe de neutralité : fin de l’ambiguïté ?

Pas vraiment. À moins peut-être de définir rigoureusement ce qu’elle entend par "délégation de service public". Nous aurions tort, en effet, de présumer de l’existence d’une ligne de démarcation nette et précise entre sociétés délégataires et entreprises strictement privées. À l’exception des exemples déjà cités – et particulièrement visés par le texte, il n’est pas toujours aisé de décider du caractère public ou non de telle ou telle mission. Que faire par exemple d’un salarié qui exercerait à 60% de son temps de travail une mission de service public ? Faut-il le soumettre au principe de neutralité à temps complet ou à temps partiel seulement ? Comment gérer la coexistence entre des collaborateurs concernés par ce principe et d’autres non ? La possibilité, permise aux entreprises privées par la loi El Khomri, d’intégrer une "clause de neutralité" avait révélé toute la difficulté d’un tel exercice. Faut-il tout interdire et s’exposer de fait à des plaintes pour discrimination ou, au contraire, dire oui à tout ?

Dans près de 80% des situatons, le fait religieux ne provoque pas de dysfonctionnement important au sein des entreprises.

Et que dire du sentiment d’injustice et des tensions que des différences de traitement peuvent raviver ? Un risque d’autant plus inutile à prendre que dans une très large majorité d’entreprises le fait religieux provoque peu d’effusions. En effet, d’après le dernier baromètre du fait religieux en entreprise, ce dernier est de mieux en mieux géré par les salariés et le management. 71,8% des répondants constatent certes une augmentation des manifestations de la religion au bureau qu’il s’agisse d’aménagements du temps de travail (32%), du port de signes ostentatoires (29%) ou de prières durant les périodes de pause (13%). Mais, ils ne sont que 12% à considérer que les situations marquées occasionnellement ou régulièrement par le fait religieux entraînent des dysfonctionnements importants au sein de leur entreprise. 

Religion au travail : un phénomène, deux réalités

Dans son travail de recherche, publié récemment dans les Annales des Mines, Lionel Honoré, professeur à l’Université de la Polynésie française très impliqué dans la conception du baromètre, invite à distinguer quatre situations qui illustrent, selon lui, la complexité du fait religieux au travail. Les salariés peuvent ainsi choisir de ne pas exprimer leur religiosité dans la sphère professionnelle ou de la réserver pour les interstices du fonctionnement organisationnel. Dans ces deux premiers cas de figure, "les salariés pratiquants adoptent une posture d’articulation de leur professionnalité et de leur religiosité" et "donnent la priorité à leur travail".

"Les salariés pratiquants adoptent une posture d'articulation de leur professionnalité et de leur religiosité"

Mais, certains individus peuvent se retrouver en situation de tiraillement entre des logiques d’action professionnelle et religieuse dont les prescriptions peuvent sembler incompatibles au point parfois de devenir irréconciliables. Le salarié renonce, dès lors, "à prendre de la distance avec son identité religieuseet "met en cause la légitimité du management à contraindre sa pratique". Une telle posture de refus et de confrontation demeure rare. "Les études réalisées tant en France qu’aux USA, explique Lionel Honoré, montrent que les faits religieux qui sont significativement les plus courants (...) appartiennent à la première catégorie". 

La « main invisible » du manager

Dans la très grande majorité des cas, les situations marquées par le fait religieux laissent donc au management un espace pour ouvrir la discussion et construire des arrangements. Et en la matière, comme en témoigne le baromètre, les managers savent faire preuve de pragmatisme. 88% d’entre eux estiment ainsi ne pas ressentir de difficultés particulières face à des situations marquées par le fait religieux. Ils tiendront compte, par exemple, de l’impact sur le travail plutôt que de la justification religieuse pour décider d’accorder ou non une autorisation d’absence. En ce sens, la religion ne constitue qu’une dimension parmi toutes celles qui font du salarié un individu singulier. Les arbitrages des managers ne la considèrent jamais pour elle-même.  

Le danger ? Une "certaine myopie" de la part du top management.

Ouvert, le dialogue n’empêche pas d’établir des limites claires et bien comprises des salariés, 80% des managers estimant leurs décisions relatives au fait religieux bien acceptées. Ainsi, depuis quelques années déjà, des groupes comme Accenture ou Total se sont dotés de chartes ou de référentiels comme le guide "Gérer la diversité religieuse en entreprise" édité en 2016 par Casino. Le problème ? Le déploiement de ces dispositifs peine souvent à atteindre l’ensemble des salariés. Lionel Honoré l’explique simplement par une "certaine myopie" de la part du top management. À l’inverse, les outils d’aide à la décision proposés par les entreprises donnent au middle management carte blanche pour évaluer la nécessité, chez EDF, "d’aménagement en fonction des circonstances" ou, chez Orange, d’"accommodement raisonnable, [de] compromis". Une étude menée conjointement par des chercheurs de l’Université de Rouen et le Centre des Jeunes Dirigeants normand a permis de montrer que la capacité de construire des arrangements locaux dépendait de deux facteurs : la flexibilité organisationnelle (horaires flexibles, autonomie) et les conséquences perçues (avantages et inconvénients des aménagements). 

En réalité, ces deux facteurs sont liés. Une plus grande flexibilité offre aux entreprises l’opportunité d’externaliser la question de l’expression religieuse du lieu de travail. Elle autorise les collaborateurs à pratiquer leur religion au quotidien tout en jugulant l’émergence de tensions puisque cette pratique n’est pas visible. Aussi, c’est moins d’une énième loi que dépendrait le respect du principe de laïcité et, in fine, des convictions religieuses dans des organisations devenues plus inclusives. Pour les chercheurs, "la main invisible" des managers intermédiaires représente un rempart bien plus efficace et pour lutter contre les séparatismes en entreprises et pour préserver le fonctionnement économique et social de celles-ci. 

Marianne Fougère

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