DGRH de Danone et Dassault Systèmes, directrice générale de Business France, ministre du Travail et maintenant administratrice de sociétés et photographe… Muriel Pénicaud a le CV parfait pour évoquer les mutations du monde du travail et la capacité des pouvoirs publics à agir de manière efficace.
Muriel Pénicaud : "Pour anticiper le monde du travail du futur, l'État doit être agile"
Décideurs Magazine. Est-il vraiment possible de prévoir le futur du marché du travail ?
Muriel Pénicaud. Prédire à 100 % est un exercice très délicat. Il est cependant envisageable d’anticiper les grandes tendances grâce à de multiples données qui permettent de comprendre la situation d’aujourd’hui et d’anticiper celle de demain. Le monde du travail est touché par quatre grandes lames de fond qui sont bien identifiées et dont les effets sont mesurables. Les changements se font à une vitesse et une échelle inédite dans l’histoire pourtant riche en innovations et révolutions. À cet égard, on peut parler de "tsunami du travail".
Quelles sont ces grandes lames de fond ?
La démographie est un élément encore trop peu pris en compte, notamment en France. Les pays du Nord de la planète vieillissent et notre pays qui était longtemps une exception rentre dans le rang. Pour les employeurs, trouver le bon profil puis le garder sera de plus en plus stratégique. Notons que cette situation touchera à long terme de nombreux pays du Sud dont la transition démographique est aujourd’hui à l’inverse bien plus rapide que prévue - un africain sur deux a moins de 20 ans. Pour les pouvoirs publics, cela suppose d’investir beaucoup plus dans la formation et l’éducation, tout en finançant notre système de retraite, sachant qu’à l’horizon 2040, 25 % des Français auront plus de 60 ans, et que la France privilégie déjà les retraites, qui représentent 13,5% du PIB contre 6,5% seulement pour l’éducation.
Évidemment, l’IA est également une révolution qui conduit à une mutation de l’emploi à une vitesse qui déroute même les experts du secteur. En 1987, l’OCDE estimait que les compétences apprises lors de ses études étaient valables en moyenne 30 ans, en 2023, la durée est de deux ans et de huit mois seulement dans la tech. Cette situation nécessite la mise en place de formations tout au long de la vie et d’université des métiers, à la fois par l’État et par les entreprises, en donnant à chacun la liberté et les moyens de se former aux métiers de demain. 50 à 80% des emplois seront transformés, détruits ou créés d’ici 2030.
Les deux autres grandes lames de fond sont la transition écologique et le rapport au travail. La transition écologique va modifier profondément les compétences et la localisation de nombreux emplois dans l’agriculture, l’industrie, l’énergie, les transports, le BTP ou la gestion de l’eau et des déchets. La dimension sociale est sous-estimée, ce sera pourtant une clé de réussite ou d’échec de la transformation écologique.
"D'ici 2040, 25% des Français auront plus de 60 ans. Pour le moment, les retraites représentent déjà 13,5% du PIB contre seulement 6,5% pour l'éducation"
Cette question du rapport au travail commence à être bien connue…
Tout à fait. Les salariés sont de plus en plus nombreux à assumer leur envie de concilier vie pro et vie perso, de faire un travail qui ait du sens, d’être reconnus et respectés. Leur désir de flexibilité et de temps choisi, leur individualisation du rapport au travail est un vrai phénomène sociologique. Pour attirer leurs meilleurs talents, les entreprises sont déjà obligées d’agir, d’améliorer leur marque employeur, d'intégrer la dimension sociétale, de garantir un droit à la déconnexion, d’imaginer de nouvelles organisations du travail, de généraliser le télétravail partout où c'est possible.
Certains peuvent estimer que ces politiques managériales sont un bon moyen d’éviter de parler de la rémunération. Va-t-on vers des "entreprises nounous" qui mettent le bien-être en avant au détriment du salaire ?
Non. Le vieillissement de la population, le manque de main-d’œuvre dans certains secteurs poussent automatiquement les branches à augmenter les salaires et à améliorer le bien-être de leurs salariés. Le cas de l’hôtellerie restauration est intéressant : ce secteur a connu une hémorragie depuis la crise sanitaire. Pour attirer de nouveau, il innove pour améliorer la gestion des horaires par exemple. Dans le même temps, les salaires ont augmenté de 16 % en deux ans.
"L'archipélisation de la société est tel que l'entreprise est l'un des derniers lieux où la société peut se rassembler dans toute sa diversité"
Ces révolutions sont très rapides, l’État est réputé peu agile. Peut-il agir de façon efficace ? Si oui comment ?
Contrairement aux idées reçues, pour anticiper le monde du travail du futur, l’État peut être agile quand il s’autorise à l’être. Seul, il ne peut rien faire, il est obligé de travailler avec toutes les parties prenantes comme les entreprises, les partenaires sociaux ou les branches. Mais lorsque la machine se met en route, que les processus sont déployés, que les bonnes personnes sont à la bonne place, il est tout à fait possible de mettre en place des réformes de fond. Je prends l’exemple du Compte personnel de formation qui rend chacun acteur de son parcours professionnel pour s’adapter au futur du marché du travail que je mentionnais précédemment. Évoquons également la réforme de l’apprentissage qui a permis de presque quadrupler le nombre d’apprentis en quatre ans. Sur d’autres sujets aussi, l’État a déjà fait preuve de son agilité, de sa capacité à casser les silos avec la mise en place de la Mission French Tech ou son action pendant la crise Covid, par exemple avec les PGE et l’activité partielle.
Certaines voix estiment que l’entreprise doit avoir un rôle politique. Qu’en pensez-vous ?
Il faut regarder la réalité sans tabous. Aujourd’hui, la société est archipelisée, fracturée. Les différentes classes sociales ne se mélangent plus forcément à l’école, dans leurs lieux d’habitation ou dans les magasins qui sont de plus en plus segmentés. Les algorithmes fracturent notre façon de nous divertir. De facto, l’entreprise est l’un des derniers lieux où la société peut se rassembler dans toute sa diversité. C’est un endroit où des personnes qui viennent de milieux divers et ne pensent pas pareil peuvent coexister autour d’un objectif commun. Si l’entreprise a un rôle politique, ce n’est pas sa mission de faire de la politique. De nombreuses décisions managériales peuvent avoir des conséquences sociétales. À cet égard, la généralisation du télétravail pour les cadres qui, de plus en plus, tend à séparer cols bleus et cols blancs, pourrait fracturer les entreprises même si elle a bien d’autres apports.
Propos recueillis par Lucas Jakubowicz
Muriel Pénicaud participera le 18 avril au Sommet de la mesure d’impact. Pour plus d’informations et pour les inscriptions à l’évènement, n’hésitez pas à vous rendre sur le lien ci contre.
Crédit photo Gorilla Photography.