Homme d’affaires et de culture, visionnaire et stratège, pourfendeur de La Manif pour tous et ardent défenseur des arts, aussi fidèle dans ses amitiés qu’intransigeant dans ses combats, Pierre Bergé aura, sa vie durant, bousculé les conventions et anticipé les mutations. Portrait d’un homme de contrastes, à la fois secret et fort en gueule, casseur de codes de génie et intraitable militant des libertés. De « toutes les libertés ».

Pygmalion de talent, businessman visionnaire, icône, génie… À l’annonce de la mort de Pierre Bergé, survenue le 6 septembre à l’âge de 86 ans, les hommages affluent ; unanimes alors que, de son vivant, le cofondateur de la maison Yves Saint Laurent avait suscité autant de haines solides que d’amitiés fidèles. Il faut dire que, homme de contrastes et de passions, il aura rarement versé dans le compromis et la demi-mesure. Celui à qui l’on attribuait « la sensibilité de l’artiste et l’acier de l’homme d’affaires », qui reconnaissait avoir « le mépris facile » et le « dégoût » tenace, aura bousculé les conventions sa vie durant. Celles de la haute couture et du luxe, celles du qu’en-dira-t-on et même du politiquement correct lorsqu’il n’hésitera pas à traiter le Téléthon de manifestation « populiste », « parasitant la générosité des Français en exhibant le malheur des enfants » et à qualifier le Marais de « ghetto où tout le monde est pédé ». Aussi frontal dans ses attaques que secret sur sa vie privée, intransigeant dans ses positions qu’ouvert dans ses engagements, Pierre Bergé n’a jamais craint ni de choquer, ni de déplaire. Il avait mieux à faire.

Visionnaire

À commencer par vivre conformément à ses goûts et ses envies. Ceux qui, tout naturellement, le propulsent dès son arrivée à Paris au cœur d’un univers dont il ignore tout et dans lequel, pourtant, il se reconnaît. Celui des artistes et des intellectuels. De Cocteau et de Camus, de Sartre et de Buffet. Toute une intelligentsia parisienne dans laquelle, lui qui, âgé de 18 ans à peine, n’a pas jugé utile de passer son bac, se sent immédiatement « à sa place ». Une place qu’il ne quittera plus et qui fera de lui, outre le businessman à succès que l’on sait, un homme d’influence, capable d’agir sur son époque en en anticipant les attentes, et de faire fructifier le talent des autres. Ce qu’il fera avec Bernard Buffet, dont il propulsera la carrière, et avec Yves Saint Laurent, rencontré en 1958 et dont il persistera à se dire « l’agent ». Ensemble, ils fondent la maison de couture YSL. L’un a le talent du créatif, l’autre le flair du visionnaire. « Moi, je ne connaissais rien à la mode, résumera Pierre Bergé des décennies plus tard, mais je sentais qu’il se passait quelque chose. » Quelque chose qu’il saura convertir en succès mondial, faisant de la maison Saint Laurent une référence dans l’univers de la haute couture et de son créateur, son compagnon de cinquante ans, une icône.

Casseur de codes

Pour Michel Gutsatz, professeur de marketing à la Kedge Business School et spécialiste du luxe, l’homme était surtout un visionnaire de génie. « Ce qui caractérise d’abord Pierre Bergé, c’est son extraordinaire capacité à innover en termes de business, explique-t-il. C’est lui qui a inventé le duo homme d’affaires et créatif que l’on retrouve souvent dans l’industrie du luxe. Il a structuré toute l’entreprise autour de ce partage des rôles qui était brillantissime ! » Autre caractéristique de Pierre Bergé, son aptitude à capter l’air du temps. À sentir les vents tourner et les attentes émerger, et à y répondre bien avant les autres. « Ce qu’il a fait lorsque, en 1966, il comprend que la haute couture ne suffit plus à faire vivre une maison et que la jeunesse recherche quelque chose de différent, rappelle Michel Gutsatz. Il invente alors Rive Gauche, la version prêt-à-porter de la marque Yves Saint Laurent. Cela a changé le business model de l’industrie. »

Visionnaire, Pierre Bergé le sera dans le domaine sociétal autant que professionnel, estime le spécialiste du luxe, pour qui celui-ci a également réinventé le mécénat. « Lorsque, au début des années 2000, la maison YSL est vendue, il se coule dans le rôle du mécène, se souvient-il. Et un mécène, c’est quelqu’un qui façonne son époque. » Ce qu’il fera tout au long de sa vie, que ce soit en valorisant les artistes et en cherchant à démocratiser l’accès à leurs œuvres, en défendant les droits des homosexuels ou en militant en faveur de la lutte contre le sida, de la laïcité et du mariage gay… Autant d’engagements auxquels Pierre Bergé attribuait une seule et même cause : son goût ardent et immodéré de la liberté. De « la liberté tout court ».

« Toutes les libertés »

Ce goût, il le tient de l’enfance. De ces années passées au sein d’une famille anarchiste où, depuis toujours, on place l’épanouissement personnel au-dessus du carcan des convenances. Où l’on ne juge pas et n’impose rien. Pas même de passer le bac. Encore moins d’être hétéro. De quoi faciliter l’émancipation à une époque encore corsetée de règles et de préjugés. De quoi, surtout, se bâtir une existence en accord avec ses convictions. Celles de Pierre Bergé sont simples : il est « pour la liberté ». Pas seulement celle de mœurs et de ton mais « pour toutes les libertés ». Même celles qui divisent le plus comme l’accès à la GPA (gestation par autrui). Un sujet dans lequel la majorité des Français voient un enjeu moral alors que, pour Pierre Bergé, « viscéralement » opposé à La Manif pour tous, elle demeure une question de liberté individuelle. Celle de « louer son ventre pour faire un enfant ou ses bras pour travailler à l’usine ». Une vision sans concession ; urticante pour les uns, salutaire pour les autres. Comme l’homme.

Caroline Castets

 

 

 

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