Carrefour : un colosse fragilisé
Chez le premier grand distributeur français, l’événement bien sûr, c’est l’arrivée d’Alexandre Bompard comme successeur de Georges Plassat au poste de président-directeur général. Du côté de l’ancien employeur, la Fnac – où l’on s’attendait à ce qu’il accompagne l’intégration de Darty − mais aussi dans les rangs de Carrefour – où la piste d’un collaborateur en interne semblait être la priorité −, l’annonce a fait l’effet d’une bombe. Si l’impact de ce changement de gouvernance a diffusé un vent de fraîcheur sur la place financière parisienne, la tâche de l’énarque à la tête de ce géant sur le déclin n’en est pas moins ardue. Preuve en est l’exercice 2017 qui affiche une baisse de la rentabilité et des revenus quasiment au point mort à 78,9 milliards d’euros.
La France : un désamour tenace
Ce n’est pas une nouveauté – mais c’est encore plus d’actualité − la France est à la fois la force et la faiblesse de Carrefour. La force car le marché domestique représente près de la moitié de son chiffre d’affaires total. La faiblesse car, paradoxalement, c’est sur son sol que le grand distributeur rencontre le plus de problèmes. Outre une rentabilité en forte baisse (passée de 1 milliard d’euros en 2016 à 692 millions en 2017), le groupe originaire d’Annecy a vu ses revenus diminuer d’un exercice sur l’autre en France : ils ne sont plus que de 35,8 milliards d’euros contre 35,9 milliards un an plus tôt ! Comment le leader national peut-il donc vendre moins ? La pression concurrentielle dans l’alimentaire et à plus forte raison dans le non alimentaire (avec la présence d’Amazon notamment) est un facteur explicatif. Le recul de la fréquentation des hypermarchés est aussi pointé du doigt, même si l’augmentation de capital réussie de sa foncière Carmila doit permettre de dynamiser les centres commerciaux attenants aux « hyper ». Fait rarissime, Carrefour compte supprimer 2 400 emplois dès 2020, revenir à une gestion plus centralisée sur le siège social, et ainsi créer 2 milliards d’euros d’économies. Les syndicats sont déjà sur le pied de guerre. Ce climat anxiogène contraint Carrefour à jouer du levier « prix » pour ne pas sombrer davantage, et, de facto, à limiter ses marges. Cercle vicieux ! Enfin, le réseau ex-Dia pèse toujours dans les comptes (150 millions d’euros de pertes opérationnelles en 2017). Plus de 250 magasins sont dans le rouge, faute d’avoir séduit une clientèle plus aisée que celle du hard discount, et des milliers d’emplois sont menacés alors que Carrefour souhaite s’en séparer…
L’international à deux vitesses
À côté de la dette financière (-17 % à 3,7 milliards d’euros), l’Amérique latine constitue une source de satisfaction comptable. C’est la seule région où Carrefour a simultanément augmenté ses revenus et son résultat opérationnel courant. Et ce, malgré le contexte macroéconomique fragile en Argentine. Les bons résultats sont surtout tirés par la performance du modèle brésilien Atacadao, basé sur le « cash and carry ». Cette offre consiste dans le négoce d’une sélection de produits de grossistes à prix avantageux et par leur étalage en entrepôts, sans grand soucis pour la mise en rayon et l’aspect marketing. La réussite est telle que l’état-major de Carrefour songerait à appliquer cette recette aux « hyper » tricolores les moins rentables…
En Europe (hors France), le constat varie selon les pays. En Asie, si la rentabilité est tout juste revenue dans le vert, elle ne peut masquer la perte de parts de marché. En Chine précisément, Carrefour n’est pas loin d’arrêter les frais. Présente depuis 1995 sur le territoire, l’enseigne n’a jamais pu conforter sa position en raison de l’hyper-concurrence et des habitudes de consommation fluctuantes des clients. Le groupe semble avoir abattu ses dernières cartes en nouant un partenariat capitalistique et stratégique avec l’industriel « Tech » Tencent pour se relancer. Un supermarché connecté vient d’ouvrir ses portes à Shanghaï. La collaboration pourrait prendre de l’épaisseur.
En Chine, Carrefour n'est pas loin d'arrêter les frais.
Bompard, l’atout digital ?
S’il y a bien un sujet sur lequel Alexandre Bompard est attendu au tournant, c’est celui de la transformation digitale. Passé maître dans l’art d’insérer la distribution physique au sein d’une offre omnicanale depuis son expérience réussie chez Fnac-Darty, le quadragénaire s’attaque cette fois à un morceau bien plus gros. Chez Carrefour, l’e-commerce ne génère environ qu’un milliard d’euros de revenus en France. Mesure phare du plan Bompard à l’horizon 2022, les ventes dans l’alimentaire online doivent atteindre 5 milliards d’euros. 2,8 milliards seront investis dans le numérique.
L'e-commerce ne génère environ qu'un milliard d'euros de revenus en France.
La révolution s’organise doucement : après le rachat de Rue du Commerce en 2016 (TV, hifi, électroménager…), c’est la start-up Quitoque, spécialiste de la livraison de paniers-repas, qui vient d’être rachetée. Ooshop, le drive alimentaire maison, se sent moins seul. Autant de marques qui seront regroupées sur la plateforme unique Carrefour.com. Parallèlement, Carrefour a pris une participation de 17 % dans Showroomprivé et accède au marché de la vente privée. Du côté de la croissance organique, drives et services de livraison à domicile continueront à ouvrir en Europe.
Et puis, si toutes ces initiatives ne suffisent pas à rallumer les feux de la croissance, Carrefour pourra toujours se consoler avec le statut de leader de la distribution de produits « bio ». Pas sûr néanmoins que cet arbre parvienne à cacher une forêt vieillissante aux yeux des actionnaires.